Le mas du Barret

Les roses de pierre du cimetière de Saint-Vérand (38)

La vie dans leurs plis

Par Jacques Roux

On a appris il y a peu (« Le cimetière de Saint-Vérand » – Publication SVHA Les Cahiers de Saint-Vérand Hors Série n°4, Janvier 2017) que ce petit village de rien du tout, non content d’avoir hébergé trois églises sur son actuel territoire communal pouvait aussi se targuer d’avoir abrité trois cimetières. Deux étaient connus, même si le premier ne peut être localisé (dans les alentours du « Château de Quincivet » ?). Le second au cœur du bourg central, tout autour de son église, configuration classique jusqu’au XVIIème siècle. Le troisième surgit des archives manipulées par Michel Jolland lorsqu’il s’interrogea sur la création du nouveau cimetière, quand fut arasé celui qui entourait l’église (première moitié du XIXème siècle). Il se situait, ce cimetière oublié, baptisé Saint-Victor comme la chapelle qu’il entourait, là-même où l’on installa le cimetière actuel.

Pour qui connaît Saint-Vérand cette richesse – trois églises, trois cimetières – ne surprend guère : la commune rassemble sous un seul vocable une variété surprenante de paysages dispersés aux quatre coins de l’espace. Comment rassembler les gens du Sud, aujourd’hui aspirés par Saint-Marcellin, et ceux du Nord, tournés vers Varacieux voire vers le Saint-Etienne du fier Mandrin ? Comment ne pas constater l’opposition entre les coteaux surplombant la vallée de l’Isère et se comparant sans modestie à l’arrogant Vercors et ceux d’en face qui d’un côté veillent sur le petit bourg central avec sa mairie, ses écoles et son église, et de l’autre jouent les frontières naturelles pour les communautés des alentours – chacun chez soi ? L’actuelle population saint-vérannaise, désormais administrativement unifiée, ne l’était évidemment pas à ses origines. Et il est aisé de comprendre qu’aux temps reculés où l’Eglise Catholique se donnait pour mission d’imposer sa signature partout en Europe, laissant ici et là des croix, des églises, des cimetières, mais aussi récupérant à son compte d’anciens sanctuaires païens, installant ses Saints là ou régnèrent les fées, les lutins et autres esprits volatiles, aisé donc de comprendre que, sur un terrain aussi diversifié, il lui fallait offrir des points de ralliement significatifs. La vie et la mort près de chez soi, voilà ce que disaient les trois petites églises (avec leurs sacrements : le baptême, le mariage) et les trois cimetières. La vie désormais suit des pistes bien vagabondes, mais la mairie tient d’une main ferme sa symbolique sociétale, et la mort reste l’affaire du cimetière.

« Le » cimetière de Saint-Vérand, éclos sur les traces d’un lointain ancêtre.

Cette renaissance, là où règne la mort, nous en trouvons comme un écho sur les tombes que ses murs abritent. Nous pensons tous bien sûr aux symboles chrétiens, la croix d’abord, qui renvoient nécessairement à la résurrection, mais il suffira ici de porter le regard sur un signe plus discret, anonyme en quelque sorte : la rose. Cette fleur soyeuse venue du fond des âges est présente dans toutes les mythologies, mêmes les plus exotiques (pour nous). Sans doute fait-elle d’abord penser à la jeunesse, à l’amour, sans doute sa douceur paraît-elle obligée lorsqu’on veut signifier au défunt qu’on l’accompagne, là où il est, avec toute la tendresse dont nous sommes capables. Mais ce n’est pas tout. Si le rosier naît du sang d’Adonis, si la rose est destinée, comme un calice, à recevoir le sang du Crucifié (deux grandes Traditions), c’est que dans l’imaginaire humain elle est spontanément associée à l’idée d’un renouveau après la mort. « Elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin » écrit Malherbe en parlant de la fille de son ami, comparant ainsi l’adolescente disparue à la plus élégante, la plus précieuse et la plus fragile des fleurs. Mais le poète et le père éploré savent tous deux que cette fleur évanescente à peine disparue reparaît ailleurs, se multiplie, diffuse en tous lieux son parfum délicat et sa beauté incomparable, tissu complexe de lignes savamment architecturées.

La rose dit ce que le chagrin nous empêche d’exprimer : que la personne défunte ne se résume pas au corps rigide qu’on enterre mais qu’elle fut, qu’elle reste dans nos mémoires, active, engagée, qu’elle construisit, qu’elle cuisina, jardina, qu’elle fut tour à tour triste et gaie, mélancolique et passionnée. Elle fut, elle reste dans nos mémoires, mille plis l’un sur l’autre repliés, comme les pétales de la rose le donnent à voir, mille plis qui peuvent se déployer à l’infini… Qu’on songe, à titre d’exemple, aux plis de Léonard de Vinci que siècles après siècles nous ne cessons de déplier ! Et que chacun d’entre nous songe aux êtres aimés qu’il a perdus : une photo, un événement du quotidien, un vieil objet retrouvé, suffisent à redonner vie à cette rose qu’on croyait fanée. Les roses de pierre du cimetière de Saint-Vérand, elles sont nombreuses et méritent la visite, aussi naïves soient-elles parfois, aussi simples en tout cas, comme les corps qu’elles escortent dans l’au-delà, parlent une langue universelle et témoignent toutes de ce constat généreux : comme celle de la rose la vie humaine est brève, et si fragile, mais elle abrite aussi, dans ses plis multiples, des trésors insoupçonnés.

Note : Par souci de discrétion, les photographies n’ont pas été contextualisées. Mais les roses de pierre ici visibles et d’autres encore sont accessibles à toute personne visitant le cimetière. Lequel, du fait de sa proximité avec Grenoble et ses cimenteries, est particulièrement riche en décorations réalisées dans le ciment.