Le mas du Barret

La longue marche des tableaux de Saint-Vérand – Vers une reconnaissance officielle et publique

Par Jacques Roux

Lorsque Michel Jolland et moi avons conçu le projet de créer une association « patrimoniale » à Saint-Vérand (38) le village de notre enfance, nous étions portés tous deux par le souci de corriger une anomalie, que nous considérions comme une injustice : l’indifférence qui entourait la présence dans le chœur de l’église de cinq copies de tableaux de maîtres, d’un format et d’une qualité inhabituels dans ce type de lieu, à savoir : une petite église de campagne. Le dernier curé de la paroisse avait relayé, dans une note apostée dans l’église, un « on-dit » récurrent et infondé d’un cadeau de l’Impératrice Eugénie. Un point d’ancrage pour l’historien qu’est Michel Jolland. Les tableaux copiés appartenaient tous à des peintres de légende, tous sauf un, non identifié, un point d’ancrage pour le contemplateur curieux que je suis. A quoi s’ajoutaient une autre anomalie, une autre injustice, la superbe sculpture qui dominait Saint-Vérand n’était connue que comme « la Vierge du père Jasserand », son commanditaire, mais le nom, l’existence, le travail du créateur de l’œuvre étaient ignorés de tous. Ne serait-ce que pour ces deux chantiers de recherche, il semblait utile de réunir un groupe de bénévoles soucieux comme nous d’enrichir le village en cherchant ensemble des réponses à ces embarrassantes questions. La formule associative offerte par la prodigieuse loi de 1901 nous parut la solution adéquate, permettant d’établir une passerelle avec les autorités compétentes de tous niveaux. C’était en 2008. En 2023, tant pour les tableaux que pour la statue, nous avons déblayé le terrain des questions : tout ce nous pouvions établir l’a été. Ont été soulevées et réglées également des questions d’ordre plus matériel comme la problématique urgente de préservation des tableaux. Mais… Mais l’indifférence est plus que jamais là. Les tableaux attendent derrière des portes closes, la sculpture de Duilio Donzelli pourrit lentement sur son socle, sans que le nom du sculpteur ait quitté sa zone d’ombre. Nous reviendrons sur Duilio Donzelli et Notre-Dame des Champs dans une autre publication, pour l’instant revenons à l’histoire en devenir, un devenir contrarié, de nos cinq tableaux.

L’indifférence

Malgré nos efforts (sur lesquels je vais revenir) les habitants de la commune ne se sont pas approprié ce trésor qui dort à portée de main, seul véritable atout culturel d’un village qui n’a plus de salle de cinéma, pas de bibliothèque, et ne vit d’expositions et n’entendit de concerts que du temps où l’association SVHA en organisait. Sur le plan officiel, tant départemental que régional, on continue à faire comme si… Comme si, sans même parler de leur qualité (et de la quantité des œuvres, car on trouve aussi dans cette église un chemin de croix et des vitraux remarquables), la mine de pistes de recherches exploitables que ces toiles pourraient fournir ne présentait aucun intérêt. Elles n’en manquent pas, pourtant, d’intérêt ! Historique d’abord : les conditions (matérielles entre autres) de l’apparition de ces grandes toiles (plus de 2 mètres de hauteur) dans cette petite église, les rapports de l’Eglise Catholique, et de ses curés de campagne, avec les copistes, individus ou structures « commerciales » mais relevant du monde de l’art, milieu urbanisé par principe, l’usage par ces copistes de modèles qui, à ce moment de l’histoire, pouvaient être des estampes et/ou photographies (question qui aurait dû être posée lors de l’exposition Fantin-Latour à propos des grands peintres parisiens du XIXème siècle si le Musée de Grenoble, directement responsable des archives de Fantin, n’avait avec ses complices du Musée du Luxembourg choisi la voie du scandale, en axant tout sur les photos de nu), les modes de financement possibles (dons, interventions de la noblesse locale, existence et fonctionnement des Fabriques). Intérêt artistique, tout spécialement parce que les cinq toiles présentent chacune une fidélité apparente à l’original et s’en distinguent néanmoins de façon plus ou moins subtile, plus ou moins voilée ou agressive, et qu’elles offrent la possibilité de développer une réflexion documentée sur la notion de copie et particulièrement la copie « d’église ». Et je soulignerai, au confluent de l’Histoire tout court et de l’Histoire de l’Art, l’énigme que constitue l’ignorance qui est la nôtre face à l’identité de copistes dont la qualité du travail, pour le moins, mériterait qu’on s’intéresse à la manière dont ils se sont formés et à la carrière qui a pu être la leur. Cette dernière question m’a toujours paru d’une utilité majeure pour les instances culturelles du Département de l’Isère et pour le Musée des Beaux-Arts de Grenoble. Qui, semble-t-il, ne s’en soucient pas plus que de recenser les œuvres d’art présentes dans l’ensemble des monuments religieux du secteur géographique dont ils sont responsables et d’interroger leur rôle effectif : sont-elles toujours réduites à leur fonction de « mobilier » ou ont-elles pu éveiller, dans ces paroisses sans Musée ni écoles d’art, quelque vocation artistique ? Si une église peut, si l’on en croit Claudel, susciter à elle seule la foi religieuse, n’a-t-elle pas le pouvoir aussi avec ses tableaux, ses sculptures, ses vitraux, de faire naître l’idée du « Beau » ? Je suis prêt à mettre sur la table la découverte fascinée, par l’enfant inculte que j’étais, de ces images géantes, sorties dieu sait comment des livres « illustrés » qui en ce temps-là faisaient mon bonheur.

L’indifférence locale ? C’est d’abord celle des usagers de l’église, pour qui un tableau en ce lieu n’est qu’un accompagnement de l’office et de la prière. A quoi s’ajoutent une inculture endémique, et la priorité plus que jamais donnée à toute satisfaction immédiate et concrète : quelle place trouver, dans l’existence d’un Saint-Vérannais, pour une copie de Vinci ou Raphaël située dans une église fermée en dehors des heures de culte ? A Saint-Vérand, si l’on en croit la presse locale, on préfère s’intéresser aux rassemblements de motocyclettes et aux pistes cyclables. Quant à l’indifférence administrative, nous sommes en droit d’y voir une forme de renoncement paresseux aux obligations de la charge, sinon un symptôme cruel de dysfonctionnement des services et des personnes responsables.

En ce qui concerne le « grand public », le remède est simple : s’il existe une perche « spectaculaire » (convoquez Maître Stéphane Bern et les caméras de la 2 !), la troupe viendra avec les marchands de popcorn…

Et les messieurs à rubans…

Quoi qu’il en soit, si ce problème pouvait, on peut rêver, motiver une quelconque instance officielle, ou privée, voici des éléments pouvant étayer leur argumentaire et les transformer en justiciers vengeurs !!!

Saint-Vérand l’invisible

Entre 2005, année où fut prise la décision de créer une structure associative, et 2008, année de sa mise en œuvre, Michel Jolland et moi ne restâmes pas inactifs. Outre la minutieuse préparation des statuts de l’association, Michel Jolland se plongea dans toute documentation possible et imaginable afin de reconstruire l’histoire de tableaux dont la dimension et la nature (copies de grands maîtres) rendaient la présence à Saint-Vérand totalement incongrue. Pour ma part, outre la confection statutaire, qui avait été une de mes spécialités professionnelles (je fus un temps professeur d’éducation socioculturelle au Ministère de l’Agriculture), je me suis attaché à établir point par point une comparaison critique des copies saint-vérannaises avec leurs célèbres modèles, mon travail dans la presse et mes relations suivies avec des artistes pour lesquels j’écrivais m’ayant entraîné à ce type d’exercice.

Il faut ajouter qu’à l’arrière plan se faisait sentir, comment dire cela sans fâcher, une sorte de résistance de la part des « patrimoniaux » des environs. Le prétexte semblant être notre inexpérience dans le domaine. Derrière une naïve prétention à se situer en « mentors » (d’autant plus injustifiée que nos fonctions passées, Michel Jolland ayant été Inspecteur administratif, et nos engagements respectifs dans le milieu associatif pendant toute notre carrière, nous auraient plutôt positionnés en contrôleurs qu’en contrôlés), il était facile de voir tout autant la réaction agressive de petits mâles (terme incluant ici le pendant féminin) dominants redoutant un empiétement sur leur territoire, qu’une raison plus profonde, plus générale et qui explique entre autres la négligence des services officiels que nous avons sollicités. Cette raison, c’est le mépris non conscientisé du « petit ». Saint-Vérand, c’est la cambrousse, un village, rien du tout. Depuis toujours. Le Néant, vu de Grenoble ou Lyon mais aussi, des alentours, Saint-Marcellin par exemple (il faut avoir observé comment les petites stagiaires du Service Culturel s’adressaient à nous au moment où elles nous confiaient les clefs de la salle d’exposition de la cité, pour une exposition « Paul Berret et la photographie » qu’inaugura le président de l’Académie Delphinale en personne : comme à des quasi demeurés, peut-être incapables de comprendre les notions d’horaires et de consignes à respecter). Ou Saint-Antoine, la perle du Département de l’Isère, je veux dire : une de ses vitrines. Ou bien d’autres endroits où, n’est-ce pas, on a « quelque chose à se mettre sous la dent » et où « on travaille »… Saint-Vérand, qui, jamais, en a entendu parler ? Quid de son histoire ? Quid de ses richesses culturelles ? Je veux voir de ce mépris distancié et inconscient un bon exemple dans le travail du professeur Henri Lavagne consacré aux copies de « La descente de Croix » de da Volterra (http://www.persee.fr/doc/piot_1148-6023_2010_num_89_1_1728). Un travail précieux et de haute volée, à la fois recensement, analyse et réflexion sur la notion de copie (ce qui en l’occurrence, et relativement à Saint-Vérand, nous semble une donnée impérative). Pour tout dire : un travail de qualité dont je présuppose, pour avoir en tant que « petite main » participé à des entreprises de ce type, qu’il a exigé pas mal de personnes pour visiter chaque tableau in situ. Or, de copies de cette « Descente de Croix », s’il en est des dizaines répertoriées, qu’on peut aller contempler pour la plupart en s’appuyant sur les données fournies par le texte, il en manque au moins une, qui n’est pas la plus misérable de toutes, j’affirmerai même avec arrogance « loin de là ! »… Celle de Saint-Vérand. Mais qui ? Qui irait chercher à Saint-Vérand, dans les 1000 habitants à l’époque où l’enquête fut menée (elle n’a été publiée qu’en 2010), une copie de la célébrissime « Descente de Croix » de da Volterra, dont Stendhal se plaignait de l’état de dégradation lorsqu’il visita l’église de la Trinité des Monts, déclarant qu’il aurait préféré qu’on lui présentât une « bonne copie » ? Or, cette bonne copie  il aurait quasi pu la voir à Saint-Vérand ! Stendhal est mort en 1842, le tableau fut « acheté », selon ses dires, par le curé Rey en 1866. Et, puisque je glissai plus haut le nom de Saint-Antoine, le document d’Henri Lavagne cite dans son répertoire la copie du XVIIème siècle issue de l’abbaye, désormais sise au Musée de Grenoble. Une copie selon certains clichés (comment le vérifier ? En allant fouiller les caves d’un Musée qui le conserve dans ses « réserves » ???) aussi dégradée que l’était l’original contemplé par Henri Beyle. A 20 km près, Henri Lavagne aurait pu recenser une copie du XIXème siècle brillante et intelligemment infidèle, je dirais même plus, (comme ce cher Dupont-T) : créativement infidèle, puisqu’à cette date les couleurs de cette mythique peinture murale étaient quasi ininterprétables …

Mais voilà : à ma gauche, Saint-Antoine, « qu’on ne présente plus ! », à ma droite, euh, je peine à lire, Saint… Saint comment ? Il y aurait des tableaux là-bas ?!?

La quête

J’ai fait allusion au travail accompli entre 2005 et 2008, il n’est pas vain de préciser en quoi il a consisté. Michel Jolland s’est plongé dans des archives saint-vérannaises, oubliées, éparses, rarement et pas toujours à bon escient exploitées. Recherche qui lui permit d’éliminer la prétendue donation impériale et, en contrepartie, de ressusciter une grande figure oubliée, celle du curé Rey, grand ordonnateur de la nouvelle église (celle qui existe aujourd’hui) et de sa décoration intérieure : tableaux du chœur, chemin de croix peint, premiers vitraux. Durant ce long travail préalable il s’intéressa, par le biais de notes manuscrites laissées par un des anciens curés de la paroisse, à une gravure de 1614 représentant le saint qui donna son nom au village : Véran, évêque de Cavaillon. Il eut accès à cette gravure grâce à l’obligeance de la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, qui en est propriétaire ; nous verrons plus loin quel rôle elle joue dans l’histoire de nos relations avec les Instances Officielles. Pour Michel Jolland elle fut essentiellement le rouage qui lui permit d’interpréter la confusion qui, du tableau intitulé « La Madone » par le curé Rey, fit pour certains curés un « Saint Véran » (le dit tableau est en réalité une copie, très infidèle, de la « Madone Sixtine » de Raphaël, dans laquelle le copiste a remplacé le pape par un évêque). Pour l’essentiel, et c’est dans l’histoire du village une avancée considérable puisqu’elle met en rapport la paroisse, le « château » en la personne de Mme de Quinson, et la « Fabrique » dont le curé Rey, le temps de son ministère, fut le gestionnaire. Ce curé, complètement oublié, se révèle être – entre autres – à l’origine des cinq étonnantes toiles du Chœur. Et, sachant que, pour trois d’entre elles, il déclare les « avoir « fait faire », on s’interroge : où ? In situ ? Ou dans un atelier, mais lequel, avant installation ? Deux romans possibles, qui chacun ouvrent des champs infinis de questionnements.

Dans le même temps mes recherches me conduisaient sur deux chemins très éloignés l’un de l’autre : d’une part l’analyse méthodique des peintures originales pour évaluer le degré de fidélité des copies et repérer les aménagements proposés par leurs auteurs, d’autre part la recherche de copies ayant les mêmes modèles que celles de Saint-Vérand, ce qui conduisit (via les « réseaux » de Michel Jolland ou mes propres recherches) à une invraisemblable et inépuisable promenade virtuelle à travers les régions françaises. La « Cène » en particulier fut l’objet d’une enquête minutieuse qui ne s’achèvera sans doute jamais. De fait, plus de 13 ans après nos travaux initiaux, le 30 janvier 2018, nous en étions encore tous les deux à consulter à la Médiathèque de Valence un ouvrage dont Michel Jolland avait obtenu qu’il soit prêté par la  Bibliothèque de Lyon afin de vérifier si la « Cène » de l’église d’Arc-sur-Tille (Côte d’Or), dont nous avions repéré qu’elle avait des points communs avec « la nôtre », était bien l’œuvre de Jean-Baptiste Poncet auquel la rumeur publique l’attribuait. Ce qui aurait pu amener à supposer qu’à Saint-Vérand peut-être aussi… Mais la thèse de Jérome Montchal (Le juste, le vrai, le grand » – La Sorbonne) ne laisse aucune place dans le parcours du peintre à pareille hypothèse. Des démarches du même ordre, juste pour « vérifier si » ou  infirmer une hypothèse, il serait impossible de les énumérer tant elles sont nombreuses. Cependant, bien que dévoreuses de temps, elles n’en constituent pas moins le support solide aux argumentaires que nous avons peu à peu élaborés tous les deux. Par ailleurs, indépendamment des recherches de fond, nous sommes venus (Michel Jolland habite Bourg-lès-Valence, moi Aubenas, Ardèche) à plusieurs reprises au village pour nous constituer une documentation photographique exhaustive et vérifier parfois, sur place, des points de détail. Ces équipées du 27 octobre 2005, du 16 juin 2007, du 19 octobre 2007 étaient loin d’être des sorties de détente. D’autant que chaque visite de l’église devait être anticipée : obtenir les autorisations municipales, savoir où, quand et comment obtenir les clefs donnant accès au bâtiment… et les restituer. L’éclairage quant à lui faisait (et fait toujours) défaut : si le chœur en tant que tel est éclairé les tableaux eux restent dans l’ombre. Pour les restitutions en public, ou les causeries pour les écoles dont il sera question plus loin, ou encore une visite officielle comme celle du délégué de la Fondation du patrimoine le 31 mars 2017, Michel Jolland faisait appel à Raymond Inard, dévoué membre de l’association, qui était équipé d’éclairages adéquats.  Mais pour nos visites « repérages », à nous de nous débrouiller. Néanmoins, grâce à chacune de ces explorations nous avons, à partir des données historiques élaborées par Michel Jolland et de mes recherches sur les originaux et comparaisons, détail après détail, entre original et copie, commencé à construire un discours didactique nourri. Quand l’association fut officiellement créée, le 26 janvier 2008, nous avions suffisamment de données à disposition pour pouvoir les transmettre avec profit au public.

La transmission

Le plaisir de la découverte, la construction patiente du savoir ne sont rien sans la possibilité de les partager. Tous ceux qui, dans leur rôle de parents ou s’ils ont eu, à un moment ou un autre, l’occasion d’enseigner, le savent. La vraie plénitude s’atteint lorsqu’on transmet, lorsqu’on refait le parcours en guidant autrui sur les chemins où l’on a peiné, s’est interrogé, s’est perdu, mais en fournissant les clefs, en apportant les réponses. C’est une récompense en quelque sorte : pouvoir installer les autres sur le palier que nous avons atteint, dont ils pourront comme nous profiter et, comme nous, d’où ils pourront repartir. La première communication sur les tableaux du Chœur de l’église de Saint-Vérand date des Journées du Patrimoine 2008, le 6 septembre. Un exposé à deux voix, dans l’église même, devant les tableaux. Mais à l’oral, et surtout si l’on souhaite maintenir un échange vrai avec les participants, on est forcément limité (nous sommes loin ici de la conférence « ex cathedra »). Il nous parut vite nécessaire de compléter ces propos par une publication. Laquelle avait aussi une fonction pédagogique puisqu’il s’agissait d’initier un mouvement : même modeste, même à diffusion restreinte, un écrit s’installe dans le temps et vaut témoignage. Nous avons donc publié en janvier 2009, ce que nous avons nommé le « Cahier 0 », des futurs « Cahiers de Saint-Vérand » que Michel Jolland et moi appelions de nos vœux (le numéro 1 parut en novembre 2010). Dans cet opuscule, « Les tableaux du Chœur Questions et commentaires », Michel Jolland reprenait en le précisant son propos du 6 septembre précédent, moi j’essayais de resituer le mien dans une réflexion d’ordre plus général sur la notion de « copie », en art en général, en peinture en particulier, en cherchant à dépasser ce que le terme de « copie » peut avoir de dépréciatif, et en le distinguant de façon radicale de l’idée de « faux ». Les tableaux du Chœur de l’église de Saint-Vérand ne sont pas des « faux », ils ne prétendent pas être le fruit des auteurs des œuvres originales, et s’ils les prennent comme modèles, il ne les installent pas moins dans un contexte, je dirai « de lecture », étranger au leur. Le « Cahier 0 » devait réapparaître en Octobre 2018 sous le titre « Les cinq Merveilles de l’église de Saint-Vérand (Isère) » – Les Cahiers de Saint-Vérand Hors Série n°7, version repensée et copieusement enrichie à la fois dans sa partie historique, titrée par Michel Jolland « A la recherche d’une histoire perdue – Ce que révèlent les Archives » et dans ma partie, rebaptisée « Le miroir déformant – Des copies… non-conformes ». Sans abandonner la réflexion sur la copie, j’y exploitais les longues heures passées à comparer copies et modèles et l’exploration d’une masse d’autres copies en signalant tous les glissements, toutes les réinterprétations, les modifications, et tentant d’en donner chaque fois que possible la raison et l’effet sur la perception. Cette version amendée fut à son tour, comme le disait le sous titre, « revue et sommairement enrichie » en janvier 2020 : Les Cahiers de Saint-Vérand Hors Série n°11. Cette fois je m’approchais un peu plus des modèles originaux, et de leur propre histoire, ne serait-ce que pour rendre plus explicites les transformations opérées par les copistes et, le cas échéant, rendre plus perceptibles leurs qualités. Il faut préciser, détail qui n’est pas anecdotique, que Bernard Giroud, journaliste historien tullinois, avait en décembre 2010 résolu l’énigme du modèle de « L’adoration des bergers » : une toile de Mengs, peintre du XVIIIème siècle (cf. son article dans le Mémorial de l’Isère, le 1 avril 2011). Pour mémoire, le curé Jasserand dans les années 70 présentait ce tableau comme « une fidèle copie d’une école italienne de 1580 » ! Grâce à Bernard Giroud, notre réflexion pouvait donc se déployer sans buter sur ce trou noir qu’était, parmi les cinq merveilles, une « copie sans modèle » ! Pour autant nous n’avons jamais négligé la communication orale. Le 17 septembre 2011 nous proposions, avec projection de reproductions sur écran, une causerie à la Salle des Fêtes du village, avant de nous déplacer avec le public dans le chœur même de l’église (toute proche). Lors des Journées du Patrimoine de 2015, après une double séquence « en extérieur » sur la noix proposée par M. Gérard Jany et une visite commentée de la statue de Duilio Donzelli « Notre-Dame des Champs », nous avons improvisé (à la demande !) une intervention à l’église, la responsable des clefs faisant partie du public. Peut-être ce jour-là, dans la mesure où plus de place était laissée à la spontanéité, avons-nous plus facilement établi un lien entre les cinq toiles et leurs visiteurs ? Enfin, il ne faut pas oublier deux interventions dans des classes de l’école publique de Saint-Vérand, le 20 octobre 2017 dans la classe de Mme Chareyre, et le 19 juin 2019 dans la classe de Mme Rossignol. Des interventions adaptées à ce jeune public, la première axée, selon le voeu de l’enseignante, sur La Cène.

Ce tour d’horizon de nos communications serait incomplet si n’étaient pas consignées ici celles de Michel Jolland à l’Académie Delphinale, sorte de parachèvement au plus haut niveau. Nous devons en effet considérer que la prise en compte de ces informations par une institution historique et respectée valide a posteriori des travaux que, on va le voir ci-dessous, nos administrations départementale et régionale ont traité avec un dédain qui, bien des années après, me laisse encore pantois ! Les tableaux de Saint-Vérand ont été évoqués lors d’une visioconférence le 23 juin 2020. Il s’agissait d’une réflexion autour de la question « Créer un objet de patrimoine en révélant sa dimension artistique ? » Le cas des tableaux de Saint-Vérand était donné comme exemple en deux sous-chapitres intitulés « Fausses évidences, vrais problèmes » et « Cinq copies plus ou moins fidèles ».  Le texte de la visioconférence a été publié dans le Bulletin de l’Académie delphinale N° 2 de l’année 2022 (pp. 6 à 19). Le texte consacré à la découverte de la signature du copiste Zaleski lors de la dépose des tableaux en 2020, pour un nettoyage/entretien par des professionnels, a été présenté en séance publique le 10 septembre 2022 sous le titre : « La signature retrouvée ». Il sera publié dans le Bulletin 2023 (actuellement sous presse).

« Ne nous associons qu’avecque (sic) nos égaux »  (La Fontaine)

La déception administrative

La conscience du travail bien fait ne nous empêchait pas d’avoir conscience également de passer à côté de l’essentiel. Pour exister vraiment nos cinq tableaux avaient besoin d’une reconnaissance officielle. Laquelle leur assurerait une pérennité qu’une association de septuagénaires, aux visées nécessairement à court terme, ne pouvait garantir. Et cette reconnaissance officielle, à défaut de favoriser l’intérêt esthétique, sinon culturel au sens large, pouvait néanmoins ouvrir une fenêtre pour un accueil encadré du public.

Flop départemental

Rompu par son ancienne profession au délicat tricotage des relations avec le tissu administratif, Michel Jolland avait établi de vrais contacts avec le secteur culturel des instances départementales. Ses interlocutrices privilégiées étaient Mme Pauline Rosabrunetto, chargée de mission pour notre secteur géographique et, à un niveau supérieur, Mme Sophie Dupisson, assistante du directeur, personnalité alors respectée, Jean Guibal. En réponse à une demande de notre part, dans un courrier du vendredi 28 novembre 2008 adressé à Mme Rosabrunetto, courrier qui nous fut transmis par icelle, Mme Dupisson annonçait : « ces tableaux sont effectivement connus de nos services, par lesquels ils ont été répertoriés en 1998 ». Par « nos services », entendons : « services culturels du département ». De quelle nature cette « connaissance » ? Difficile de le dire car Mme Dupisson annonçait à sa collaboratrice : « Je vais faire des recherches sur les auteurs et sur les modèles, dont je vous transmettrai les résultats. » Ce qui laissait entendre qu’elle avait trouvé un dossier vierge, ou presque. En outre, elle la sollicitait : « Si vous avez des photos numériques, je suis preneuse (il n’y en avait pas en 1998!) ». Un temps plus tard, le 5 décembre 2008, Mme Dupisson faisait état de ses trouvailles, lesquelles, pour l’essentiel, se résumaient à des données disponibles sur Internet et depuis longtemps en notre possession. Il semblerait donc, et ce n’est pas une critique de Mme Dupisson mais le constat d’une carence institutionnelle, que ce que le département « connaissait » se résumait à : « il y a dans le chœur de l’église de Saint-Vérand, cinq grands tableaux ». Point. Nos apports, consignés dans le  Cahier 0, auraient donc pu être considérés par les services culturels du département comme une avancée et, pour le dire crûment, un cadeau, qui les dispensait de faire un travail qu’ils auraient dû effectuer. Mais, la fable de La Fontaine évoquée dans le titre ci-dessus nous le donne à comprendre : le pot de fer pense, dit et fait ce qu’il veut, et le pot de terre n’a rien à attendre de positif de sa part. Pour le pot de terre ce fut le bris fatal, pour nous cela tint plutôt de la douche froide.

Monsieur Jean Guibal, « directeur de la culture et du patrimoine au Conseil général » accusa en effet réception de notre Cahier 0 le 26 février 2009 par un courrier qui, dans un premier temps, nous laissa perplexes. Oh ! De façon très conventionnelle il commençait par nous remercier et nous féliciter car c’était là « un gros travail, documenté et d’une approche intéressante… », 6 lignes bien ficelées dans la grande tradition théâtrale du « j’ai vraiment pas le temps de m’intéresser à ça, mais soyez assuré que j’ai trouvé votre machin tout à fait super ! ». Suivaient alors 3 lignes censées être celles du supérieur conseillant ses inférieurs pour qu’ils prolongent leur effort et en quelque sorte le subliment : « Peut-être pourriez-vous réserver à une publication ultérieure l’analyse du fonds de gravures anciennes, ce qui permettrait de valoriser indépendamment cette ressource iconographique ? ». Et là, trou noir. De quoi Jean Guibal, directeur de la culture et du patrimoine, parlait-il ? Il n’y a bien sûr, à Saint-Vérand, aucun « fonds de gravures anciennes », et en conséquence nous n’avions pu y faire aucune allusion. Aidé par sa perspicacité et son sens de l’humour Michel Jolland trouva vite la solution de l’énigme : « il a cru, me dit-il, que la gravure de saint Véran de la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras provenait d’un fonds local ». Il ne s’agissait donc que d’une antique stratégie de potaches pris au dépourvu, devant commenter un texte qu’ils n’avaient pas pris la peine de lire et d’étudier et qui, piochant au hasard un détail bien visible, construisaient tout autour un argumentaire… qu’eux seuls pouvaient croire crédible. La main dans le sac. L’art de bousiller sa réputation en 3 lignes manuscrites. Outre le ridicule du geste, ce qu’il faut retenir c’est que, non content de ne pas venir par soi-même observer (Mérimée faisait cela autrefois. Mérimée !) ce qui avait pu motiver – au point de solliciter l’appui de leur Département – des citoyens relevant de sa charge, le responsable du secteur culturel donnait à comprendre à ses interlocuteurs que lui, au nom du Département, n’avait pas daigné se préoccuper du soi-disant « trésor » qui dormait dans la petite église de leur petit patelin perdu dans les coteaux entre Valence et Grenoble. Saint comment, déjà ?

Re flop au niveau régional

Identique échec avec les services culturels de la Région. Mais dans ce cas précis nos interlocuteurs (on avait dépêché à notre intention une Conservateur des monuments historiques qui, elle aussi, commença par bien nous féliciter avant de…)  avaient une excuse. Pas une excuse, non, une « doctrine » ! La chose mérite d’être contée. Le 13 novembre 2014, sur le conseil d’une interlocutrice à la DRAC (Région Rhône Alpes à l’époque), Mme Josiane Boulon, nous adressions un courrier documenté (avec reproductions photographiques) à M. Gilles Soubigou qui nous avait été présenté comme Conservateur en charge du patrimoine. Lequel nous répondit obligeamment qu’il transférait notre courrier à sa « collègue en charge de l’Isère », Mme Sophie Omère. Prenant acte du silence qui s’ensuivit, nouveau courrier, identiquement documenté, cette fois directement à Mme Omère, le 4 décembre 2014. Réponse le 23 décembre. Tardive mais aimable ! Il n’est pas inutile d’en citer l’essentiel : « Concernant une demande d’inscription, tout citoyen peut faire une demande de protection. Il convient d’envoyer à la Conservation des antiquités et objets d’art une demande argumentée comportant des photographies des objets concernés, des éléments historiques les plus précis possibles (si connaissance il y a). Cette demande est enregistrée par nos services. Si le dossier est jugé suffisant, nous préparons un dossier documentaire sur les objets et les présentons lors d’une commission, la Commission départementale des objets mobiliers, qui rend un avis sur le bien-fondé d’une inscription. Un arrêté d’inscription est ensuite pris par le préfet de département. Je vous propose donc, avant d’envoyer ce dossier à la conservatrice des antiquités et objets d’art de l’Isère, Mme Sylvie Vincent, de me faire passer les éléments historiques dont vous disposez (auriez-vous des notes de vos conférences?) afin que je vous dise si ces tableaux sont susceptibles d’être inscrits. »

Nous nous mettons dès lors à l’œuvre et transmettons à Mme Omère les éléments demandés le 28 janvier 2015. Il faut attendre le 18 mars 2015 pour obtenir sa réponse, qui se résume en peu de mots : elle « prend connaissance de la documentation concernant les tableaux de l’église de Saint-Vérand » et nous fait « un retour dans la semaine ». Ce « retour » se fait en réalité le 31 du mois et, ainsi qu’énoncé plus haut, après un début « à la Guibal », très aimable, met fin de façon coupante à nos illusions : « Ces copies sont d’assez belle facture pour certaines. Elles sont bien documentées et le travail de recherche que vous avez effectué est essentiel. Mais, il est vrai aussi que leur contexte de création est assez commun pour la période concernée. Parallèlement, j’ai poursuivi mes recherches en consultant les procès-verbaux des dernières commissions départementales des objets mobiliers en Isère. Il est mentionné à plusieurs reprises la position doctrinale de la commission de ne pas protéger les copies. Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, je ne peux malheureusement pas soutenir la proposition d’une inscription de ces tableaux au titre des monuments historiques mais je tiens à souligner votre remarquable travail de documentation. »

Deux arguments (« toutes les raisons », dit la Dame) fournis par la jeune Sophie Omère, aujourd’hui en Occitanie et plus intéressée si l’on en croit ses travaux par les jardins et les fontainiers que par la peinture, mais personne n’est parfait (je plaisante !). Deux arguments dont on peine à concevoir qu’ils aient pu être conçus et signés par une personne au cursus aussi ronflant (cf. Internet). Le premier défaut des copies saint-vérannaises : « leur contexte de création est assez commun pour la période concernée ». Vous avez une église romane ? Oh ! Vous savez, à son époque elles étaient toutes comme ça ! Il faut bien avoir un doctorat pour considérer qu’une pratique, parce qu’elle se situe dans un « contexte » assez « commun » (à comprendre : il y en a d’autres !!!) ne mérite aucun intérêt. Mme Omère et ses supérieurs hiérarchiques en savaient-ils donc tant  sur les copistes susceptibles de vendre vers 1860 leur camelote dans la campagne saint-vérannaise ? Connaissaient-ils donc leur formation, leur façon de procéder (s’ils avaient visité les lieux où se trouvaient les originaux, s’ils se servaient de gravures, de photographies ?), avaient-ils des dossiers sur la façon de procéder de ces seconds couteaux de l’art pictural capables de passer d’une chapelle urbaine, une cathédrale, à la cure d’un village inconnu ? Pouvaient-ils, ces êtres supérieurs pour qui la copie d’église dans la seconde moitié du XIXème siècle est « d’un commun, ma chère ! », justifier la présence côte à côte d’une copie de da Volterra, d’une de Raphaël Mengs, et celle de la Cène de Vinci dans un format qui renvoie plutôt à des sites dont le prestige dépasse quelque peu l’église d’un village de moins de mille habitants ? Si c’était le cas, qu’attendaient-ils pour nous confier le listing des églises rurales disposant d’une Cène de 4,58m (sans cadre) sur 2,43m (sans cadre) ! Et nous fournir la liste des « copies de la Madone Sixtine » dans lesquelles le pape nu-tête a été remplacé par un évêque mitré ? Un gag très « commun » sans doute.

Le second argument mérite à peine qu’on le relève : la « commission », qui décide quelles œuvres mériteraient d’être protégées, a une « position doctrinale » : ne pas protéger les copies ! Question : si l’une de nos copies avait été réalisée par un artiste célèbre (« j’ai beaucoup copié » avait déclaré Giacometti, cf. Cahier 0 p.37), tel Degas dont la copie du Calvaire de Mantegna se trouve au Musée de Tours et qui déclarait « il faut copier et recopier les maîtres… », cette doctrine tiendrait-elle toujours ? Mais non. Parce que nos « conservateurs » relèvent de cette logique mortifère qui conduit l’art de nos jours à n’être plus qu’un dispositif bancaire parmi d’autres : ils ne s’intéressent pas aux œuvres, mais à la signature. Mme Omère nous a-t-elle proposé la possibilité, même rapide, d’une visite pour « voir » les cinq toiles ?

De Lyon, venir à Saint-Vérand ?! Mais vous êtes fous ! Dire qu’elle n’était pas encore née que nous nous battions pour obtenir une vraie « décentralisation administrative », et que les services culturels des départements et des régions nous sont apparus, à leur création, comme une bouffée d’air frais, une aubaine : enfin des interlocuteurs à portée de main !

Rêverie, bien sûr. Nous n’avons décentralisé que la prétention, le fossé est toujours aussi grand entre ceux qui se réfugient derrière leurs titres et leurs prérogatives et les terrains, les potentialités, les êtres qui relèvent de leur juridiction.

Dommage. Un jour l’église de Saint-Vérand brûlera avec ses tableaux, ou quelque imbécile qui voudra sauver la planète balancera une bouteille d’encre violette sur la tricheuse « Sixtine » de Zaleski, la somptueuse « Descente de Croix » de Lainé, ou la si impressionnante « Cène » d’un copiste dont on ignorera toujours le nom, d’où il venait, comment il fut contacté par le curé Rey, parce que, n’est-ce pas, on ne va pas engager des recherches, on ne va pas rassembler, questionner, comparer avec d’autres, les pistes offertes par ces cinq toiles qui sont venues illuminer le Chœur de l’église de Saint-Vérand, puisqu’à l’époque, n’est-ce pas, dans le contexte, c’était « commun ».

Et de toute façon, notre doctrine nous l’interdit.

Vous n’auriez pas un petit fonds de gravures anciennes à vous mettre sous la dent ? Cela changerait un peu, non ?

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