Le mas du Barret

Au Barret, le jardin de mon enfance

Par Michel Jolland

Dans les années 1950, à Saint-Vérand comme dans toutes les communes rurales de France, la pratique du jardinage domestique était très répandue. Chaque ferme, petite ou grande, possédait son jardin potager et les familles du village qui tiraient leurs revenus du travail en usine, en laiterie, en atelier, à la poste ou dans les chemins de fer disposaient d’un lopin de terre soigneusement cultivé. Le curé et l’instituteur eux-mêmes avaient leur propre jardin. Celui de mes grands-parents, au hameau du Barret, jouxtait ce que l’on appelait localement la « route de Rossat », en réalité un simple chemin au demeurant assez fréquenté car il reliait une partie de la commune à Saint-Marcellin, la ville voisine. Ce détail, on le verra, avait son importance.

Il y avait de tout dans le jardin du Barret. De la vigne courait sur la palissade plus ou moins rafistolée censée le protéger contre toute intrusion. Vaine précaution : les poules de la basse-cour ignoraient superbement l’interdiction d’entrer. Effrontées et incorrigibles, « dessevables » pour reprendre un qualificatif à l’origine incertaine (1) très souvent utilisé par ma grand-mère, elles avaient tôt fait de découvrir la moindre faille pour venir frauduleusement picorer les salades ou ruiner quelque semis. En plein milieu de la parcelle, un « bayard » (2), orienté nord sud, séparait le jardin en deux parties, l’une bien visible depuis la route, l’autre plus difficilement accessible au regard des passants.

Bayard au hameau de Rossat (Photo F. Micheland, Saint-Vérand, 2011)

Composé de « baco » et « d’oberlin », deux cépages hybrides mis au point autour des années 1900 pour résister au phylloxéra, le bayard en question se terminait au nord par un vénérable cep de « cassis » qui, pour notre grand bonheur, fournissait de tardives et maigrelettes grappes dotées à nos yeux de la qualité prestigieuse de « raisin de table ».

En plus des légumes de saison, on trouvait des framboisiers, des groseilliers, un ou deux pruniers sauvages très productifs et un cognassier. Nés au hasard, quelques arbustes torturés fournissaient des pêches de vigne extrêmement rustiques ou des brugnons pourvus d’un gros noyau, d’une peau épaisse et d’une chair rare mais appréciée. Deux ou trois touffes de chrysanthèmes à petites fleurs de couleur parme – que nous appelions « pomponnettes » – traditionnellement destinées à fleurir les tombes à la Toussaint et le Monument aux Morts le 11 novembre, côtoyaient la marmite sans fond qui servait à « faire pousser » les plants de tomates. Un peu plus loin, les perce-neige et le muguet, précieux marqueurs d’étapes vers la belle saison, disposaient d’un périmètre soigneusement préservé. Je ne peux clore ce rapide inventaire sans signaler les magnifiques couronnes impériales orangées qui faisaient la fierté de ma grand-mère.

A gauche, le cep de « cassis » (jardin du Barret, 2006)

Désormais bien connu des lecteurs du Mas, mon grand-père – rêveur, un brin solitaire, quelque peu atypique, un « original » comme on disait alors – n’affectionnait pas particulièrement le jardinage. Ma grand-mère, qui assurait l’essentiel des besognes courantes comme le semis, le sarclage, le binage, la récolte des légumes, avait cependant besoin de lui pour les travaux de force. Les échanges étaient parfois animés. Ma grand-mère trouvait que les choses n’avançaient jamais assez vite : « Et’ô k’ol a béssâ in ban pe semenâ le salâd ? », « Et’ô k’ol a réparâ la palissâd’ do kôté de la prunèr’ ? » (3).

Raisins Oberlin au jardin du Barret (2006)

Des premiers jours du printemps jusqu’à l’entrée de l’hiver, elle était soucieuse de faire en sorte que le samedi, jour où les voisins et les habitants de Rossat se rendaient au marché à Saint-Marcellin, le jardin soit en état. Elle alertait mon grand-père dès le mercredi et, souvent, elle regrettait jusqu’au mardi suivant qu’il n’ait rien fait, ou qu’il n’ait pas travaillé aussi bien qu’elle l’aurait souhaité ! Mon grand-père accueillait ces reproches avec philosophie et, rituellement, il répondait par une formule lapidaire, dilatoire et subtilement impersonnelle : « Lo faran deman ! » (4). Il n’est pas certain que la motivation première des passants longeant la palissade sur quelques petits mètres ait été d’inventorier les imperfections du jardin. Mais pour ma grand-mère, et probablement pour beaucoup d’autres personnes, le jardin était une sorte de vitrine reflétant ce qui se passait à l’intérieur de la maison et de la famille. Cela dit, il serait faux de surévaluer son souci du qu’en-dira-t-on : beau ou non, le jardin du Barret était avant tout une indispensable source d’alimentation pour la famille.

Vieux prunier au jardin du Barret, non greffé, souffreteux… mais particulièrement productif ! (2006)

« Entre mémoire et rêverie », pour reprendre l’expression heureuse donnée en sous-titre par Jacques Roux à son récent article sur le Mas,  les souvenirs associés au jardin du Barret constituent indéniablement une part qui compte dans les fondations de mon histoire personnelle. C’est un héritage culturel qui peut paraître bien modeste. Je l’ai toujours considéré comme une chance.

NOTES

  1. Le terme « decevable » apparaît dans le dictionnaire Godefroy (ancien français) avec le sens de « faux, trompeur, mensonger». Couramment utilisé à la maison du Barret dans les années 1950, « dessevable » (du moins est-ce ainsi que j’imaginais la transcription écrite de ce mot familier) signifiait « sot, désobéissant, décevant ». Les grands bénéficiaires de ce qualificatif étaient les poules, les chèvres… et moi-même !
  2. Le mot « bayard » désigne une tonnelle formée de piquets et de traverses sur lesquelles s’étale la vigne. Le baco et l’oberlin sont deux cépages aujourd’hui pratiquement disparus qui, le plus souvent, produisaient du raisin noir. Également noir, le raisin appelé localement « cassis » mûrissait tardivement et de manière imparfaite : chaque grappe présentait un nombre limité de baies mûres très variables en grosseur et, toujours, quelques baies vertes.
  3.  « Est-ce qu’il a bêché un banc pour semer les salades ? Est-ce qu’il a réparé la palissade du côté du prunier ? ». Mes grands-parents utilisaient systématiquement la troisième personne du singulier pour se parler. Ponctuellement, cette particularité se rencontre encore de nos jours. Serait-ce à rapprocher de certains usages de la langue italienne, éventuellement transmis par l’intermédiaire du franco-provençal ?
  4. « On le fera demain ». Noter l’emploi du « on ».

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