Le mas du Barret

Le village éclaté – Entre mémoire et rêverie

Par Jacques Roux

Lorsque la mémoire vous joue des tours… la poésie n’est jamais loin. Oh, je n’entends pas remettre en cause l’efficacité de cet outil prodigieux, si utile dans la vie courante et bien entendu dans le développement du savoir, mon propos est ailleurs, dans cet entre-deux que nous abritons où se mêlent ce que nous savons et ce que nous croyons savoir, les souvenirs et le réel qu’ils prétendent avoir conservés. Il y a peu sur notre site des étudiantes rendaient compte de travaux expérimentaux mesurant les variations de nos capacités mémorielles en fonction de certains paramètres, le temps faisant partie de ceux-ci. Nous le savons bien, et d’autant plus que nous avançons en âge, le temps efface. C’est vrai. Et c’est faux. Si j’osais, nos étudiantes me pardonneront cette approche sans doute à leurs yeux bien fantaisiste, je dirais qu’elle déplace, masquant à l’occasion, redécouvrant parfois, parfois mêlant des items étrangers l’un à l’autre. Il ne faut jamais désespérer de sa mémoire, elle nous réserve de jolies surprises et se révèle, ce que bien sûr la « science » peinera à mesurer, proche de notre aptitude à rêver, à imaginer, à mentir pourquoi pas : les romanciers ne sont-ils pas des menteurs professionnels ? Ces quelques idées se sont imposées à moi lorsque, contraint par les impératifs d’un déménagement, il m’a fallu trier mes dossiers, ranger mes images, tous ces cahiers remplis de mots, de photographies, qui témoignent d’une vie depuis longtemps rayée des cadres. Cette vie rayée des cadres, une partie s’en est déroulée à Saint-Vérand. Quelques photographies m’aideront à partager avec nos lecteurs une de mes promenades rêveuses en ce lieu par ailleurs bien réel, qui poursuit sa vie à lui, avec ses habitants et son décor changeant. Il ne s’agira donc pas du « vrai » Saint-Vérand (il n’y a d’ailleurs pas de « vrai » Saint-Vérand au singulier, même en cet instant chacun de ses habitants s’en fait son idée propre) mais de quelques bribes de mes Saint-Vérand perdus.

Mes premières images mentales de Saint-Vérand semblent tout droit sorties d’un bout de film que j’ai vu projeté sur l’écran du « Foyer Familial Falquevert » vers 1950. Je pense qu’il s’agit d’une réalisation de Noël Caillat, mais ne puis en fournir la preuve, je n’ai jamais revu ce film. Qui montrait entre autres un des hôtes du « Château », monsieur Péretié, arriver en vélo à la hauteur de l’église. Il me semble qu’on y voyait aussi la pompe à essence dont ma tante avait la responsabilité, avec l’épicerie, les journaux, la poste et le téléphone (un super marché de cambrousse !). Le film est en moi parasité par des souvenirs intimes : mon grand-père, qui fut une personnalité locale, garde champêtre respecté, et qui faisait office de barbier dans l’arrière salle de l’épicerie, madame Borel, adorable vieille dame qui nous hébergea un temps ma sœur et moi et qui venait acheter son tabac à priser, n’attendant pas d’être sortie du magasin pour « prendre sa dose », le « Couhé des Bois », personnage mythique pour mon frère et moi, passant seul, marchant péniblement et courbé, sur la route en direction de Saint-Marcellin : il allait s’y ravitailler le jour du marché… Point de clichés argentiques pour ces souvenirs, mais quelques uns pour des instants tout aussi privés qui, aujourd’hui, font ciller les paupières, car le Monument aux Morts qui se trouve derrière ces petites filles a disparu mystérieusement, et le grillage et le mur devant qui posait cette famille en goguette protégeaient un jardin et une bâtisse (la maison Veyret), évaporés eux aussi.

A l’heure de l’Intelligence Artificielle on ne fera pas plus confiance à ces photos qu’à mes souvenirs flottants, je ne les livre ici que pour rappeler à chacun d’entre nous que ce que nous voyons n’existe que le temps de notre regard et n’a de statut que dans le discours qui nous permet de le décrire. Aussi bien, ma mémoire vient d’inventer ce Monument aux Morts, la maison Veyret et le Foyer Familial Falquevert avec son poêle à sciure et, surtout, sa petite sonnette aigrelette qui, les soirs de « cinéma », appelait le public.

Inventé peut-être aussi, le lavoir.

J’y accompagnais parfois ma Tante qu’une décision municipale impérative avait sommée, elle et sa sœur, ma Mère, d’aller laver leur linge dans ce lavoir payé par les finances locales plutôt que dans la fontaine qui se trouvait près de son magasin (le « supermarché » évoqué plus haut). De ce lavoir ne reste rien. Mon ami Jolland et moi avons vainement cherché un dessin, une photographie. Rien. Une décision municipale l’aurait donc inventé, une autre l’aurait effacé. Une sorte de rêve. Qui lorgnait de haut une rivière paresseuse et moirée, la Cumane.

Un rêve qu’accompagnaient le chant de l’eau, qui l’alimentait incessamment, et le bavardage sans prétention des lavandières, amplifié et doublé d’un écho volatile par la toiture sous laquelle miroitaient des reflets changeants.

Un rêve oublié : pas de trace, le crime parfait.

Pour accéder à ce lavoir fantasmatique, il fallait prendre « le chemin du cimetière ».

Marcel Proust n’a rien inventé avec son « côté de Guermantes » et son « côté de chez Swann » : nous avions, ma famille et moi, nos deux « côtés » aussi. D’abord le chemin du cimetière, qui s’évadait entre l’église et feu le Monument aux Morts, et le chemin de Moisène qui affrontait hardiment les pentes du coteau du Chatelard en se faufilant entre un pâté de maisons, les familles Berruyer, Aymar, Barbe y vivaient alors, et le café Pétriment. Le café de « Lili », amie de ma Tante et ma Mère et épouse de Régis, plus tard celui « du » Roger, leur fils. Plus tard encore, peut-être existe-t-il toujours, celui de Richard, un des héritiers de la lignée. Le chemin de Moisène devint celui qui conduisait à « Notre-Dame-des-Champs », emblématique protectrice des bois et des cultures saint-vérannaises, dont nous avons tenu à signaler avec Michel Jolland que, si elle avait été voulue par le curé Jasserand, elle n’était pas son œuvre, mais celle du sculpteur Duilio Donzelli. Le chemin du cimetière conduisait aussi très souvent mon frère chez « le père Bonneton », agriculteur généreux qui lui offrait gîte et couvert contre quelques travaux accessibles à son jeune âge. De tous mes souvenirs d’enfance « le pain du père Bonneton » reste le plus savoureux, craquant et charnu avec sa mie fondante. Ah ! L’heureux temps où le paysan faisait lui-même, dans « son » four, « son » pain (voir la merveilleuse scène consacrée à cet acte sacré dans le film « Farrebique »). Mais peut-être tout ceci n’est-il aussi qu’une des inventions de mon imagination surchauffée par la lecture d’une carte d’Etat-Major ancienne, ou d’un Bulletin paroissial retrouvé sous une pile de vieux Paris Match, vendus par ma Tante à côté du « journal » (indispensable pour les « avis de décès ») et dont je lui piquais régulièrement les numéros dont la couverture m’attirait, celles avec BB particulièrement !

Ces deux chemins avaient une particularité, assez proche en fin de compte du déroulé de nos existences : ils partaient sûrs d’eux et tout fiérots dans une direction bien précise, puis ils se scindaient en deux, en quatre, et enfin en une myriade de sentiers, de cheminements annexes, aux issues improbables, aux destinations indéterminées.

Parce que Saint-Vérand, après tout, ce n’est que cela : un village éclaté, dont les échos parsemés semblent imiter les petites étoiles qui peuplent l’infini des cieux, la nuit.

Certes il y a un « bourg », la mairie et les deux écoles publiques d’autrefois, celle des filles, celle des garçons, époque où la notion de « genre » avait un sens que, depuis, n’est-ce pas (nous sommes « si zintelligents » comme disaient mes élèves au Lycée) nous avons éparpillé, comme les hameaux, les fermes isolées, le sont sur le territoire de ce vieux village qui ne cesse de grimper, descendre, se frayer une voie entre deux combes, quand il ne joue pas au plateau qui surplombe la vallée et se confronte aux aspérités du Vercors. Oui, il y a le cœur, le « centre village », mais le reste…. Le reste de Saint-Vérand ? C’est ailleurs et partout, comme le Bon Dieu. Avec des maisons qui partent en capilotade,

des cabotes un rien malmenées par le vent, la pluie ou les chaleurs, des maisons dignes de figurer dans des livres d’histoire, des bosquets, des buissons sauvages, des champs cultivés, ma chère on se croirait en Beauce !

Et des trésors, des trouvailles, des portes ouvertes sur des secrets depuis longtemps perdus mais qui dorment dessous… Dessous les vies parenthèses, dessous les vies de pacotilles qui paradent au dessus.

Je ne serais pas complet si je ne précisais qu’il existait bien d’autres « côtés » pour ma maison qui se trouvait face à l’école et à la fantomatique « maison Veyret » mais « de l’autre côté » d’une route alors nationale, la 518. Traverser la 518 n’était guère dangereux : le maire de ces temps mythiques, monsieur Gerbert, avait bien une voiture, mais il était quasi le seul à passer ici, et il déboulait au mieux à 40 à l’heure. Pas de quoi écraser une classe de primaire. Ni les chats, les chiens, les poules qui déambulaient gentiment sur l’asphalte. A quoi il faut ajouter que, si le côté de l’école me faisait face, dans mon dos se dressait le « côté du Chatelard », qui couvrait notre maison d’une ombre rapide lors des après-midi d’hiver, et nous envoyait, les jours de pluie, d’orage, un vent grincheux et cruel qu’il allait pêcher je ne sais où, et que ma mère appelait « La Traverse ». Quand le vent venait de « La Traverse », tous aux abris ! La lumière sautait et le souffle suscitait au dessus de nos têtes, dans le grenier (que nous nommions le « galetas »), d’incessantes plaintes quasi humaines qui m’emplissaient d’une terreur sourde. Ajouterai-je, pour en finir, que la Nationale partageait pour moi l’espace entre le côté « du Château », site mystérieux qui hantait mon imaginaire, et le « côté du champ » bien plus modeste puisqu’il désignait, à la sortie du village, un petit bout de terrain sur lequel mon père cultivait une vigne héritée de mon grand-père, des pommes de terre et quelques légumes. Il y avait surtout une jolie cabote qu’il avait construite de ses mains, dans laquelle nous jouions au docteur avec des petites filles du village. C’était bien avant « me too », cela va de soi : aujourd’hui nos jeux innocents se dérouleraient devant nos avocats respectifs !

Le côté du champ c’était aussi celui de Saint-Marcellin, celui de la gare SNCF, par le biais de laquelle un jour je m’évadai de ce site enchanté.

J’y suis revenu quelques fois, il est vrai, mais sans retrouver jamais ni son aura flottante et magique, ni surtout – ceci explique cela – celui que je crois avoir été, rentré sans aucun doute, comme le génie d’Aladin, dans sa petite bouteille pour y dormir à jamais.