Le mas du Barret

Alfred Soulier, peintre. En toute simplicité.

Par Jacques Roux

Lorsqu’on laisse son passé venir à soi, comme la rivière qui coule à nos pieds, impassible, et nous incite à cet abandon, on est parfois surpris. Car, un peu comme les rêves, les souvenirs vont sans tabou, ni sens des hiérarchies. Nous en avons tous fait l’expérience : notre mémoire nous offre d’excellents instantanés de lieux, situations, personnes que nous pensons sans importance, tout en refusant obstinément de nous fournir la moindre précision sur tel ou tel épisode de notre existence, que nous estimons pourtant crucial. Dans l’Antiquité Grecque on en aurait appelé aux pouvoirs des dieux, ces affaires-là, on n’en doutait pas, étaient de leur ressort ; nous autres « modernes », comme disent les penseurs de magazines, aurions plutôt tendance à en appeler à la psychanalyse. Ce qui revient au même, religion pour religion, tout est affaire de croyance.  Mais si l’on oublie le pourquoi et accepte de s’intéresser à ces lumières tremblantes issues des profondeurs, alors s’ouvrent à nous des horizons insoupçonnés. Car notre passé est bien plus riche que notre avenir ! Il a déjà, lui, son bagage tout fait, mal ficelé certes, plus capharnaüm que rapport administratif, mais avec plein de recoins, de zones d’ombres mystérieuses, de découvertes inattendues. Ainsi, figé dans ma mémoire, sans que je lui aie jamais rien demandé, se tient un petit monsieur terne et discret. Il s’appelle Alfred Soulier. Il parle avec mon oncle, Henri Caillat, garde-champêtre en exercice s’il vous plaît, assis près de sa fenêtre, un chiffon sur les genoux. Sur le rebord de la croisée, il a posé une toile : il peint.

Sur les murs d’une maison qui n’existe plus

Bien des années plus tard, lorsque je fus amené avec Michel Jolland à créer à Saint-Vérand (38) une association patrimoniale, la mairie, Mme Dubreuil était maire, nous alloua un local pour nos réunions. Il s’agissait de l’ancienne salle à manger d’une maison qui faisait face à celle où je vécus mon enfance et que nous nommions, chez moi, la « Maison Veyret » du nom de ses propriétaires d’alors. Cette maison a disparu depuis et, en la détruisant, pour des raisons économiques évidemment, la commune de Saint-Vérand a ajouté une erreur de plus à celles, monumentales, qu’elle avait déjà commises : l’arasement de la tombe de Paul Berret, seule personnalité historiquement notable du village (excepté Jacques Aymar), la destruction du lavoir, pire encore la destruction du Monument aux morts, sans parler de son dédain incompréhensible pour les trésors culturels enfermés dans son église, ou la sculpture de Duilio Donzelli. Or, sur les murs de la pièce dans laquelle se tenaient nos réunions se trouvaient parmi d’autres deux tableaux qui retinrent mon attention parce qu’ils représentaient le village de Saint-Vérand « autrefois ». Autrefois, mot magique. Au bas de l’un d’eux se lisait une signature : « a Soulier ».  Il se trouve que ce tableau représente ce que, possiblement, Alfred Soulier pouvait voir de sa fenêtre puisqu’il logeait dans une tour, propriété de la famille Rey, que nous n’appelions pas l’Arthaudière mais que nous admirions chaque fois que nous nous rendions au cimetière et que je n’ai cessé de photographier depuis. A Saint-Vérand, jusqu’à aujourd’hui en tout cas, personne ne sonne son avocat quand on photographie une des beautés du lieu, bâtisse, champs ou bois, noyeraie – je croise les doigts pour les temps à venir. Peut-être avais-je devant moi la toile qu’Alfred Soulier réalisait ce lointain après-midi, image qui est restée gravée en moi et qui perpétue aujourd’hui le souvenir de ce petit homme gris, dont j’ignore tout, sauf le nom. Et cette particularité : il peignait.

Tout change… et rien

La peinture est un art. On lui consacre des musées, des galeries, des expositions internationales. Mais nous confondons, dans le même mot, plusieurs registres : celui des hiérarchies que nous ne cessons de construire, dans tous les domaines, économiques, sportifs, etc., celui des « marchés », nous vivons à l’heure où tout se vend, même le vide, et ce qui doit rester le sens premier, je dirais volontiers « primitif », du mot : la capacité humaine à fabriquer des objets dont l’utilité se résume à la satisfaction qu’éprouve leur auteur à les fabriquer. Il se trouve que cette satisfaction peut être partagée, que celui qui taille une pierre, qui dessine sur le mur de la grotte, se trouve sollicité pour recommencer, ailleurs, pour le voisin, pour la communauté, pour un marchand, et se voit applaudi, sinon encensé par un public dont la nature varie selon les temps et les lieux. Mais le point de départ sera toujours le même. Et ceux qui ont eu le bonheur d’avoir des enfants et l’intelligence de les laisser réaliser, avec leurs crayons de couleurs, avec des bouts de bois, des cailloux, voire des mots et des gestes, « quelque chose », qu’on peut nommer dessin, sculpture, récit… et qui n’est pour eux que plaisir de manipulation, que jeu, qu’abandon au délire d’invention qu’ils sentent poindre au plus secret de leur être, comprendront ce que j’évoque en ces lignes.

Alfred Soulier peignait. Il ne pensait pas à Monet, il ne pensait pas au Louvre, il ne pensait pas à la Galerie Machin, il peignait. Ce qu’il voyait, en vrai ou, « pour de faux », ce que lui montrait une carte postale. Car le tableau qu’il a baptisé « Saint-Vérand au début du XXème siècle », on peut supposer qu’il avait pour modèle une carte postale. Peu importe dans l’absolu, les deux peintures que je reproduis dans cet article ne relèvent pas de l’imaginaire, mais du constat réaliste. Le plus étrange, pour notre regard, est que ce qui a changé n’empêche en rien de reconnaître le village de Saint-Vérand quand on arrive du Sud, par la route qui vient de Saint-Marcellin. Pourtant ce qui a changé n’est pas anecdotique : c’est la charpente élégante de la grange qu’on aperçoit au fond à gauche, disparue ; c’est le mur qui vient quasi se coller à l’église, disparu puisqu’on l’arasa en ce lieu précis pour édifier un Monument en hommage à ceux qui, quelques années plus tard, allaient tomber sur le champ de bataille. Monument, donc, lui aussi supprimé, ainsi que la « maison Veyret » (qui ne devait pas se nommer ainsi à cette époque). C’est également le peuplier, qui fut remplacé plus tard par un platane. Puis par rien. Et pour couronner le tout, quelques allusions à l’existence de cette époque, scènes que la maladresse du dessin rend d’autant plus touchantes, comme les dessins d’enfants ci-dessus évoqués : la fontaine avec les dames qui y font la lessive (ce fut interdit ensuite, puisqu’on avait construit un lavoir ! Qu’on détruisit plus tard, sans doute en hommage à l’apparition de la machine à laver), la charrette qui traverse la route sans craindre qu’un véhicule déboule comme un bolide. Et la verdure, sur les portails à gauche, dans les jardins à droite. Changements, majeurs certes, disparitions douloureuses, mais persistance d’un je ne sais quoi qui subsiste pour nous, nous qui avons en partie connu ce qui a été rayé de la carte. Comme si l’essentiel résidait ailleurs et ne pouvait se résumer à des modifications passagères. Pensons au Monument aux Morts. Ces millions de morts en Europe, ces dizaines de jeunes morts pour le petit village de Saint-Vérand. Au moment de « Saint-Vérand au début du XXème siècle » ce sont encore des enfants, de très jeunes hommes qui savourent la plénitude paisible de leur « chez eux », quelques trente ans plus tard leurs noms sont couchés sur la pierre, et leurs corps, pour certains, on ne sait où, explosés, coupés en morceaux. Le temps d’en finir avec ce siècle sanglant (ils le sont tous !) et cette pierre même s’est volatilisée, pour laisser la place au dieu Voiture automobile.

Quelle que soit la valeur qu’on prétende attribuer à cette peinture d’Alfred Soulier – j’imagine les jugements méprisants des « spécialistes » voire des « amateurs éclairés » – elle installe paradoxalement en nous une sensation apaisante. Un peu comme celle éprouvée lorsqu’allongé dans l’herbe nous contemplons le ciel et le jeu sans cesse renouvelé des nuages : tout change, et rien…

C’est un peintre

Non, rien ne change, au fond. Installé sur la chaise d’Alfred Soulier je contemple ce paysage qu’il a consigné et qu’il me transmet par delà les années, et les vies, et les morts. Regarde, murmure-t-il, ce jardin qui nous sépare du chemin, bien sûr il n’est plus comme ça aujourd’hui, mais tu t’en fiches, va au chemin, va jusqu’à ce qui s’offre à toi : l’école privée, tu te souviens ? Tu y venais le jeudi après-midi préparer ton examen d’entrée en sixième avec Mlle Michallet. Tu étais élève de la « laïque » pourtant, mais elle n’était pas sectaire Mlle Michallet. Pas comme ceux qui ont enlevé la petite Vierge Marie que j’ai peinte, là, dans sa niche. Pendant des années elle a continué à signer ce lieu, à rappeler sa nature religieuse. Ce n’est pas important, c’est dommage mais ce n’est pas important : dans mon tableau, elle est, elle reste, dans sa niche. Bien malin qui l’en délogera. Oui, tu vas me dire que j’ai triché un tantinet avec les perspectives, mais ce qui compte n’est-ce pas, entre les maisons qui sont là, que je vois de ma fenêtre, ce qui compte, donc, pour moi et pour toi aussi, c’est le clocher qui se pointe, tout droit, au milieu. Avec à la verticale, sa verticale, tout là-haut, dans son écrin de verdure (je sais bien que c’est un cliché, mais nous, « peintres du dimanche », n’avons à respecter ni les règles savantes, ni les conventions de goût, nous avons droit aux erreurs, aux excès, à la sincérité intime : j’aime le vert, tous ces verts qui font, été comme hiver et depuis toujours, notre Saint-Vérand) la Madone. Cette minuscule fleur blanche là-haut. La Madone. Tu le vois, ici, que je suis vraiment peintre : elle émerge de ce rideau de verdure et au-dessus d’elle, autour d’elle, j’ai tissé une menace ombreuse, un orage peut-être à venir, le vent de ce côté-là, la « traverse », ça ne pardonne guère, mais elle, elle… Elle reste ce point de lumière. On ne voit que lui.

C’est vrai, on ne voit que lui.

Le point de lumière, la Madone, à la verticale du clocher.

Alfred Soulier, c’est un peintre.

Ici et maintenant, en toute simplicité

Et qu’il soit peintre je le vois avec délice, j’en reviens à la « maison Veyret », aux rideaux qu’il a peints derrière les portes vitrées qu’on aperçoit sur le flanc gauche, le seul représenté, de cette majestueuse bâtisse. Quand j’étais enfant je crois me souvenir avoir entendu que, dans le passé, la maison était un restaurant. Rêverie ? Elle aurait pu : il y avait l’espace et cette porte-fenêtre donnant sur la rue ne correspondait pas au souci, commun alors, de protéger son domicile de la curiosité extérieure. On se calfeutrait en ce temps-là, souvenons-nous de Gide : « foyers clos, portes refermées »… A l’étage il y avait également un grand nombre de pièces, ce qui pourrait même laisser penser à une hôtellerie. Dans mon enfance, j’ai souvenir de locataires. Preuve que cette destination n’était pas prévue à l’origine : pour accéder à l’étage il fallait passer par l’entrée commune, une sorte de mini hall donnant à gauche sur la cuisine, en face sur la grande salle, à droite sur les escaliers. Ce passé s’est évaporé, il est parti en gravats remplacé autant que j’aie pu en juger par un aménagement noirâtre plutôt hideux, mais, merveille du pinceau d’Alfred Soulier et désormais pour longtemps, resteront les volets verts (ah ! le vert Soulier ! Rien à voir avec celui de Véronèse, mais tout à voir avec les près et les bois de Saint-Vérand), et les rideaux rouges derrière la croisée. Je le vois aussi ce goût du peintre, sa spécificité – traduire en couleurs des perceptions confuses que la conscience et la mémoire n’archivent pas toujours – à la variété des rouges qu’il utilise sur sa toile. Le rouge des rideaux de la porte-fenêtre du bas n’est pas le rouge du rideau visible derrière la fenêtre du premier étage, et le rouge des tuiles (rondes m’a fait remarquer Michel Jolland) de l’église, n’est pas celui des tuiles du bâtiment qui lui fait face ni du bâtiment qu’on aperçoit dans son prolongement. Il y aurait bien d’autres observations à faire, comme le rigoureux dessin représentant l’église et son clocher, mais je préfèrerais conclure sur le jeu des nuages dans le ciel – comme la plupart des solitaires, Alfred Soulier a dû passer du temps derrière sa fenêtre à regarder les cieux, étudier ses variations – éclairés par la droite, ils semblent en venir. Nous sommes le matin, le soleil pointe au dessus du Vercors et le vent en vient, tranquille, pas sauvage, les nuages le prouvent, c’est plutôt signe de beau temps. Raison pour laquelle les deux hommes et leur charrette travaillent tranquillement, raison surtout qui encourage à faire sa lessive : le linge séchera facilement.

Le peintre montre, et dans le même temps il raconte.

Ce que fut le passé, dans le fond, il s’en fiche, ce que sera l’avenir il n’en a cure, il montre mais, ce faisant, il raconte, il raconte ce temps heureux où le bruit régulier de la fontaine ne redoute pas la pénurie d’eau, où les voisines se partagent la dite fontaine pour laver le linge sale de leur famille, tout en échangeant il va de soi quelques ragots croustillants sur les absentes, pas de « Voici » dans les kiosques ni de « réseaux sociaux » pour distiller du venin, il raconte le temps qui traverse les murs, les hommes (on vient de voir que le temps construit, détruit, affirme, renie), il raconte mais « au présent ».

Ici et maintenant, en toute simplicité.

Telle est la philosophie du discret Alfred Soulier, peintre saint-vérannais qui se fit « peintre de Saint-Vérand » et le sauve, pour nous, de toutes les vicissitudes de son histoire.