Par Michel Jolland
Année 1945 à Saint-Vérand. Comme partout en France, on salue l’Armistice du 8 mai. La municipalité pavoise les bâtiments et les espaces publics et, parallèlement, elle appelle les habitants à orner leurs maisons d’un drapeau bleu-blanc-rouge. Hélas, toutes les familles n’ont pas sous la main ce précieux emblème national. C’est finalement un drapeau de grande taille fourni par la mairie, celui de la classe 1887, qui sera attaché avec de solides cordes sur le portail d’une importante bâtisse située à la sortie nord du village. Le 14 mai 1945, les gendarmes de Saint-Marcellin, en service dès 7 h du matin à Saint-Vérand, recueillent la plainte de monsieur Robert Bois, maire de la commune. Dans la nuit du 11 au 12, le drapeau de la classe 1887 a été volé, sa partie rouge a été retrouvée le dimanche 13 sous la forme d’un drapeau de même couleur paré d’une faucille et d’un marteau en carton, le tout flottant sur le Monument aux Morts. Le maire ne sait rien sur les circonstances de cet incident mais ses soupçons se portent sur trois habitants, dont le premier cité est « un surnommé BISCUIT dont le nom véritable est PANTIGNES (Victor) ».
Au-delà de ce qui aujourd’hui peut sembler une anecdote plutôt amusante, mais qui dans l’époque tendue de l’après-guerre n’a sans doute pas contribué à promouvoir la sérénité au village, retenons qu’en 1945 Biscuit était déjà, et couramment sinon exclusivement si l’on en juge d’après la déclaration du maire, identifié par ce surnom. On notera aussi que l’orthographe de son « vrai nom » rapportée par le procès-verbal de gendarmerie (PANTIGNES) diffère de celle portée par son acte de décès (PANTIGNIES), enregistré à Voiron le 12 mai 1997 et retrouvé grâce à René Guigard, généalogiste chevronné toujours prêt à rendre service aux amis. Poursuivant leur enquête à Saint-Vérand le 14 mai 1945, les gendarmes entendent Biscuit (pour l’anecdote, son nom est cette fois-ci noté PANTGNES) et l’on apprend ainsi qu’il est né le 13 décembre 1913 à Hornu en Belgique, d’ailleurs pour l’occasion orthographié Ornu à la mode wallonne, qu’il est de nationalité française, fils de Henri et de Augustine Loucard (Loucquard sur l’acte de décès), qu’il sait lire et écrire et n’a jamais été condamné. Pour le reste il nie toute participation à l’affaire du drapeau rouge et un témoin viendra appuyer ses dires. On le voit, le curriculum vitae de Biscuit mérite d’être éclairé sur plusieurs points, le moindre n’étant pas de savoir comment, né en Belgique, il s’est retrouvé à Saint-Vérand, de surcroit doté d’un surnom pittoresque. Quelques bribes de réponse circulent. Il aurait été placé dans une ferme de Rossat après avoir « fait Boccaccio », c’est-à-dire après avoir séjourné dans le Collège éducatif et technique Beauregard, au Chevalon de Voreppe, une « maison de redressement » comme on disait alors plus prosaïquement.
Quant à l’origine du surnom Biscuit, Albert Flammier, un sympathique Saint-Véranais, raconte depuis toujours que c’est chez lui, aux Terres blanches, que tout a commencé. Tout au long de l’année, Biscuit, ouvrier agricole, sourcier, puisatier, homme à tout faire, était, en fonction des besoins et des saisons, embauché à la journée dans plusieurs fermes de Saint-Vérand. Il était souvent sollicité mais, pour les inévitables périodes creuses, il avait « ses maisons » où il savait pouvoir, contre un quelconque coup de main, trouver le gîte et le couvert. En ce qui concerne le gîte, Biscuit n’était pas regardant : été comme hiver il couchait à la « fenière », niché dans le foin entre deux couvertures. Très apprécié pour son courage – il n’avait peur de rien – son ingéniosité et sa capacité de travail, il avait au fil du temps noué des relations d’amitié avec plusieurs familles qui, souvent, l’invitaient à leur table pour des occasions particulières : repas « du cochon », repas de chasse, petits événements marquants. Était-ce à l’issue de l’un de ces repas ou tout simplement à la fin d’un repas ordinaire, toujours est-il qu’un jour la maîtresse de maison aux Terres blanches fait circuler à la ronde un paquet de biscuits. Ses biscuits avalés et un dernier verre de vin englouti, notre homme va se coucher à la fenière, bien repu et surtout, c’était chez lui une addiction, passablement alcoolisé. Et là il découvre un nid d’œufs oublié. Grand gobeur d’œufs, une pratique autrefois assez répandue et semble-t-il aujourd’hui en voie de disparition, Biscuit s’empresse d’en porter un à sa bouche et réalise un peu tard que c’est un « barlet », un œuf passé de date qui dégage une odeur infecte. Il sera patraque tout au long de la journée suivante alors qu’habituellement il se levait frais et dispos les lendemains de cuite. Sans doute pour sauver sa réputation et faire oublier ses exploits de gobeur d’œufs, Biscuit trouva une explication facile : « Ce sont tes biscuits, déclara-t-il à la maîtresse de maison, qui m’ont empoisonné ! ». Depuis ce jour, répète volontiers Albert, le surnom de Biscuit lui est resté.
Lorsqu’il n’était pas saoul, Biscuit était très travailleur. Joseph Arribert, autre sympathique Saint-Vérannais se souvient des innombrables occasions où son père, agriculteur à « La Combe », eut recours aux services de Biscuit pour l’aider dans des travaux urgents, que ce soit dans les champs, pour l’entretien des bâtiments ou des équipements agricoles, ou tout autre chose. Il se souvient en particulier de la mise en service de « la borne » dans les années 1950. A cette époque la ferme manquait d’eau. Biscuit repéra, à l’aide de sa baguette de noisetier, une source dans la colline voisine et, avec l’aide du père de Joseph, creusa jusqu’à trouver l’eau. Joseph raconte : « Biscuit creusait toute la journée, après souper mon père allait l’aider jusqu’à minuit. Un jour on les a entendus chanter : ils avaient trouvé l’eau ! ». « La borne » de La Combe » est une galerie d’une vingtaine de mètres creusée à flanc de coteau pour amener l’eau de source jusqu’à la ferme. Le nom de Biscuit est surtout attaché à de nombreux puits qu’il creusait lui-même, dans des conditions de sécurité plus que rudimentaires, après avoir détecté la présence et la profondeur d’une source. Il ne trouvait pas l’eau à tous les coups mais suffisamment souvent pour être un sourcier et puisatier reconnu. Sur la photographie ci-dessous, on le voit sur le chantier du pont du moulin où, au début des années 1960, la municipalité de Saint-Vérand fit creuser un puits pour renforcer l’alimentation en eau potable dans la commune. Il est probable qu’il avait apporté son concours aux travaux.
J’ai personnellement croisé Biscuit à plusieurs reprises, sans plus. Un échange cependant a particulièrement marqué mon esprit. Je suis incapable de me remémorer les circonstances, le sujet ou les termes de la discussion mais je sais qu’il avait ce jour-là fait preuve d’une capacité d’argumentation et d’un vocabulaire technique qui m’avaient fortement impressionné. La mémoire collective garde plusieurs images de Biscuit. De l’ivrogne dérangeant la vie bien ordonnée du village à l’homme à tout faire apportant son aide à qui en avait besoin, du jeune marginal bagarreur au vieil homme édenté qui inspirait une certaine sympathie, Biscuit n’a pas fini de tenir éveillée notre curiosité.
Notes
- Le dessin de Biscuit a été réalisé par Jacques Roux, les photographies appartiennent à la collection de l’auteur, la dernière a été fournie par Richard Pétriment, fils de Roger Pétriment.
- « La Combe », les « Terres blanches », « Rossat » sont des hameaux de Saint-Vérand (Isère). Voir Saint-Vérand – Les noms de lieux et leur histoire. Éd. Association Saint-Vérand Hier et Aujourd’hui, janvier 2015.
- En parler rural de Saint-Vérand, un œuf est « barlet » ou « berlu » lorsqu’ayant été couvé il n’a pas éclos parce que stérile. Le terme est aussi employé pour un œuf punais. « La fenière » est la grange à foin, traditionnellement placée au-dessus de l’étable.