Le mas du Barret

Maison forte de St Véran, janvier 1640

Il y a un « escorche veau » dans la « grand chambre » !

par Michel Jolland

Dans la notice à la mémoire de Daniel Etienne publiée récemment, nous évoquions les liens entre la noble famille de la Porte de l’Arthaudière, pendant plusieurs siècles propriétaire du château homonyme situé à Saint-Bonnet de Chavagne, et le village de Saint-Vérand (Isère). A la suite d’un malheureux concours de circonstances sur lequel nous reviendrons probablement dans un prochain article, les possessions du seigneur de l’Arthaudière se trouvent en 1639 au cœur d’une succession délicate. Un notaire est requis pour établir un inventaire de tous les biens du feu seigneur. Fin décembre il officie au château, début janvier 1640 il se rend à la maison forte « de St Véran » qui, avec ses meubles, son moulin, ses prés et ses terres, fait partie de la succession.

Le notaire recense minutieusement les objets qui se trouvent dans chacune des pièces de la maison forte, en prenant soin de donner une indication qualitative à l’aide de formules expressives : « tout neuf », « de bonne valeur », « moyen », « fort usagé ». A l’étage, dans la « grand chambre située sur le devant avec porte d’entrée fermant à clef », il mentionne vingt-cinq items dont deux lits, des chaises, un coffre contenant quelques papiers, des objets en cuivre pour la toilette, le nécessaire à cheminée, des marmites et divers objets fort utiles à l’époque comme « l’eschauflict » et le « pot de chambre ». Au beau milieu de cette liste figure un énigmatique « escorche veau garny de ses sangles tout neuf ». A quoi pouvait bien ressembler cet écorche-veau et que faisait-il dans la maison forte de St Véran ?

A notre connaissance, le mot « escorche veau » ne figure pas dans les dictionnaires consacrés à la langue française ancienne. On trouve « escorchevel » pour désigner un vent violent, « escorc(h)ier » pour « enlever la peau ou l’écorce » et « escorchoir » pour « abattoir ». Si l’on s’en tient à l’étymologie, « escorche veau » provient très clairement  du latin « ex-corticare », verbe composé du nom « cortex » (la peau, l’écorce) et de la préposition ex (à partir de…) qui signifie « enlever la peu, l’écorce », et de « vitellis » (veau) qui aboutit phonétiquement à « vel » en ancien français (XIe, XIIe) et que l’on retrouve aujourd’hui dans « vélin, vélage ».

S’agissant de l’inventaire de 1640, tout incite à attribuer au mot « escorche veau » le sens porté par l’étymologie. A une époque où les aspects concrets et pratiques comptent beaucoup dans la manière de dire les choses – les hameaux tirent souvent leurs noms de caractéristiques naturelles facilement identifiables ; les terriers, véritables « cadastres écrits », visualisent les parcelles par des détails expressifs – le notaire a probablement jugé que ce mot avait le grand avantage de bien dire ce qu’il voulait dire… Et qui sait, peut-être a-t-il ce jour-là rédigé le seul et unique document qui fait apparaître le mot écorche-veau ?

« L’escorche veau », croquis original d’Élisa DN d’après une gravure représentant un « étou » (septembre 2020)

Reste à savoir à quoi pouvait bien ressembler un tel objet. Suite à un appel sur un site dédié à la langue française, un internaute nous a fort utilement signalé une planche de l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (Encyclopédie Diderot) qui, à l’article « boucherie », montre un appareil utilisé pour le dépeçage des veaux et d’autres petits animaux. Cet appareil, un « étou », se présente sous la forme d’une table basse à claire-voie. Pourquoi ne pas supposer que notre écorche-veau répondait à cette description ? Tout au moins pour ce qui est de l’allure générale car le notaire rapporte, on s’en souvient, la présence de sangles, sans doute utilisées pour maintenir l’animal pendant les opérations de dépeçage.

Et si « l’escorche veau » était « tout neuf », c’est qu’il n’avait probablement jamais servi. Dans cette hypothèse, rien n’indique qu’il se soit alors trouvé dans le lieu précis de son utilisation future. Peut-être effectivement était-il simplement entreposé là en attendant de rejoindre sa destination finale ? Et sans doute lui accordait-on une certaine attention puisqu’on l’avait placé dans la pièce fermant à clef où étaient rassemblés les papiers de la maison forte.

On le voit, les questions et les suppositions sont plus nombreuses que les certitudes : « l’escorche veau de la maison forte de St Véran » tient à garder sa part de mystère…

La photo aimablement fournie par Bernard Rey montre une vue partielle de la façade nord-est de la maison forte en 2011. Marqué par une très ancienne vocation agricole, le bâtiment conserve cependant quelques traces de son passé seigneurial.