Le mas du Barret

Sous la peau de l’image

le travail du temps

par Jacques Roux

Avant toute chose, je voudrais dire à nos lecteurs que les lignes qui vont suivre n’ont pas prétention à révolutionner la sémiologie de l’image. Il ne s’agit pas ici d’une étude savante, malgré la présence d’une vocation pédagogique évidente, mais d’une réflexion que je qualifierais volontiers d’élémentaire, un point de départ. Le point de départ il se trouve d’ailleurs dans la question que chacun de nous s’est posé lorsqu’un de nos enseignants commentait un poème ou un extrait de roman : l’auteur avait-il vraiment pensé, voulu ce qui nous était ainsi énoncé ? Notre sentiment était qu’au-delà de la lecture littérale que nous avions faite il n’était rien d’autre que la fantaisie du professeur, ou sa prétention à vouloir se montrer un peu plus savant que l’auteur lui-même.

Pas si simple. Il me souvient d’une leçon de mon professeur de philosophie à Saint-Marcellin (je dirai « au siècle dernier » pour faire court !) Jacques Germain. Personnage quelque peu excentrique, longue carcasse vêtue de noir, il était, plus que de philosophie même, féru de poésie. Il lui suffit du premier vers du plus connu des poèmes de Paul Valéry « Ce toit tranquille où dorment des colombes… » pour faire éclater d’un coup nos convictions les plus assurées (j’évoque ici mes camarades de classe et moi-même) : non, rien n’était dit dans la lecture première, non, les mots alignés par l’auteur ne disaient pas tout ! Il fallait, si l’on voulait comprendre l’image qui s’était imposée à lui, se saisir du texte en cherchant en nous sensations, souvenirs, images perçues et oubliées. Il fallait, pour accéder à la signification véritable, ajouter ce qui n’était « pas dit » expressément, inventer en quelque sorte le trésor caché.

Cet exemple est des plus sommaires et conventionnels, mais nous nous en contenterons, car sa leçon inaugure toute vraie « lecture » en littérature, toute contemplation authentique en peinture, photographie (voire toute véritable compréhension d’une autre personne) : il y a plus dans nos perceptions que ce que nous pensons percevoir. Ce qui s’offre à nos sens n’est pas immédiatement déchiffrable : qu’on change de point de vue et l’objet visé change de forme, qu’on réentende une pièce de musique un rien complexe, une chanson même, et nous entendons à chaque écoute nouvelle « autre chose », d’autres sons, d’autres mélodies, une autre logique. Revoir un film, nul ne le contestera, est toujours l’occasion de surprises : René Clair prétendait paraît-il que, revoyant un des films qu’il avait réalisés, il lui arrivait de trouver que ses acteurs jouaient mieux, ou moins bien, que « la fois d’avant ».

Il va de soi que je ne prétends pas faire écho dans ces lignes aux discours idéologiques qu’ils soient religieux ou non (marxisme, psychanalyse, etc.) : ceux-ci disposent d’une « grille » d’interprétation préétablie qui s’impose tout autant au support qu’au regard lui-même. A perte malgré tout : une œuvre, quelle qu’elle soit, finit toujours par s’échapper du cadre dans lequel on prétend l’avoir enfermée. Il faut se souvenir des cris d’orfraie des communistes ayant voix au chapitre quand au décès de Staline Picasso avait proposé du « grand défunt » un dessin pour la Une des Lettres Françaises (revue littéraire proche du PCF). Les critiques virulentes sont devenues aujourd’hui les plus ridicules des caricatures et le dessin « à la Picasso » qui les avait suscitées nous paraît en regard bien sage et (malheureusement) plus flatteur qu’irrespectueux.

Il nous suffit pour l’instant, prolongeant une réflexion abordée dans une de nos récentes publications sur le site (« Le temps qui passe » 21 février 2021) d’observer ce qu’une image donne à voir qui n’était pas nécessairement accessible lorsqu’elle fut réalisée. Parce que, lorsque nous « interprétons », nous mettons en œuvre nos qualités intellectuelles, notre savoir, nos sensations et sentiments, leur dimension émotive, or toutes ces données sont tributaires de la distance temporelle qui nous sépare de la production de cette image (on pourrait en dire autant pour un texte).

Ainsi, dans un film tourné en 1960 par Maurice Cloche (Cocagne), on voit cette image (photogramme) :

Le héros du film, joué par Fernandel, est éboueur en la ville d’Arles. Au début du film on nous le montre à l’œuvre, l’occasion de découvrir son « camion poubelle » et d’apercevoir comment, dans cette petite ville du Sud, les habitants déposaient leurs déchets sur le trottoir. Comprenons bien : il ne s’agissait pas d’un reportage, la séquence servait uniquement à installer le personnage dans son contexte de vie. Il n’en reste pas moins que, tournée concrètement à Arles, avec le souci de rendre crédibles les rôles et la situation, la scène nous permet aujourd’hui de faire un bond en arrière de soixante ans. Il n’est pas dit que les édiles de la cité arlésienne n’y trouveraient pas de quoi nourrir une future campagne électorale : voyez comme tout a changé grâce à nous ! Le caractère désuet des équipements, ceux qui ont fixé cette image sur pellicule ne l’ont pas vu, et pour cause : il est tributaire d’un bond dans le temps.

De la même façon, lorsque Tati vint planter sa caméra dans le village de Sainte-Sévère-sur-Indre pour tourner son premier long métrage « Jour de fête », il n’envisageait nullement de réaliser un documentaire sur un petit village français dans les années d’après guerre (tournage en 1947). En 2021, les habitants du village concerné, sans nier la verve comique de cette œuvre exceptionnelle (qui inaugure la carrière d’un des plus grands cinéastes français), n’en sont pas moins sensibles au fait qu’elle a immortalisé à la fois le mode de vie, à mi chemin entre la ruralité d’avant guerre et la naissance de la « modernisation mécanique » des années 50, ainsi que les conditions économiques et sociales (le bistrot, les services publics, la traditionnelle vogue, les relations hommes femmes etc.) d’un Sainte-Sévère depuis longtemps disparu. Qu’on regarde le photogramme ci-dessous pour en juger : le facteur à vélo, les charrettes attendant l’attelage, les cochons vaquant dans la rue, les dames faisant la causette à l’abri de feuillages qui n’avaient pas eu besoin d’« écolos » pour végétaliser l’habitat !

Quand on regarde une image venue du passé, contrairement à ce que chante Brassens : le temps « fait à l’affaire » (il est vrai que lui se contentait d’évoquer les cons : « cons caduques ou cons débutants/le temps ne fait rien à l’affaire »). Oui le temps apporte une dimension, tantôt révélatrice, instructive, tantôt simplement émouvante, sinon d’une infinie  tristesse (quand l’image donne à voir ce qui n’est plus, lieux ou personnes).

Cependant l’apport du temps n’est pas tout : il peut exister aussi dans l’image une part d’inattendu, d’inapproprié, de déconcertant, part qui encouragea la naissance du surréalisme (que photographes et peintres exploitèrent avec peut-être plus de bonheur que les littérateurs). Nous aurons l’occasion d’y revenir ne serait-ce que pour ramener à notre hauteur des notions que l’histoire de l’art a semble-t-il arraché à notre quotidien, comme si la réalité n’était pas elle-même une source infinie de bizarreries perturbantes ! D’où la présence de l’image qui inaugure cet article, due à Noël Caillat : une famille entourant une communiante (nous sommes en période pascale, c’est donc de circonstance). Bien sûr il y aurait à dire sur la place du temps dans notre perception de ce cliché, mais au moment de conclure nous souhaitons seulement fixer notre regard sur deux détails qui, marginaux, arrachent ce cliché à sa tonalité « familiale ».

Quand la petite famille photographiée semble d’une tristesse déconcertante, à l’arrière, tout au fond à gauche (pour nous), une dame semble s’en amuser en commentant la situation pour une personne masquée par le mur. Distanciation. Et sur la droite, détail dont on ne se lasse pas quand on le découvre, une nonette dévale le chemin à bride abattue (si l’on m’autorise la formule). Elle le dévale indéfiniment et cette course éperdue ne peut qu’inciter à la rêverie : comme Laocoon cherchant depuis des siècles à se défaire des nœuds du serpent, la petite sœur ne cesse de galoper vers un destin qui lui échappe. Mine de rien, n’en faisons-nous pas autant ? Persuadés, comme elle sur le cliché, qu’en nous et hors de nous, rien ne change.