Le mas du Barret

Les petites mains du Patrimoine

Ce sont les fantassins qui gagnent les batailles

Par Jacques Roux

L’artillerie lourde, les bombardements, usent l’ennemi, le déciment, le démoralisent, mais en dernière instance c’est le fantassin qui porte l’estocade et vient planter le drapeau. Métaphore guerrière, on me la pardonnera : j’appartiens à la famille de ces soldats anonymes qui au fil de l’histoire ont construit notre nation. Le plus connu de tous nos fantassins, c’est significatif, repose anonymement sous l’Arc de Triomphe. Or c’est un peu de l’Arc de Triomphe que je voudrais parler, cet Arc que, symboliquement, certains ont cherché à saccager il y a quelques mois, aveu inconscient de leur mépris du « peuple » dont ils prétendaient être l’émanation. Ils sont bien rares en effet les monuments légués par l’Histoire qui exaltent aussi résolument ces humains « de base », ces courageux de l’ombre qui permettent aujourd’hui au premier imbécile venu de « manifester » ce qu’il pense être son droit.

Il se trouve que le « fantassin », le pioupiou, dont le corps reste sur le champ de bataille (on vient en ce mois de février 2021 d’enterrer en Russie quelques-uns des soldats français venus y mourir pour la gloire de Napoléon ! Leur cadavre était resté là, dans un charnier improvisé à la hâte il y a deux siècles), il se trouve qu’il est le modèle de bien d’autres combats, pacifiques cette fois. Il porte alors un autre nom, la petite main couturière est sans doute le plus connu.

Il y a des chercheurs, mondialement connus, dont le renom ne serait rien sans les travaux conduits au jour le jour sur de longues durées par des laborantins dont le nom nous échappera toujours. Il y a des professeurs d’Université dont les thèses, qui attirent les bravos de leurs honorables confrères, ne sont que l’archivage de multiples recherches effectuées par des panels d’étudiants sélectionnés pour leurs qualités, mais laissés en coulisse. Il y a de très célèbres couturiers dont certaines créations… ne leur doivent que la signature. On a vu il y a quelques années un reportage, hagiographique pourtant, sur le très vénéré Saint-Laurent qui, au détour de séquences étonnantes, montraient le Maître tout d’un coup illuminé par une « idée » que ses proches collaboratrices allaient passer des semaines à concrétiser, cherchant à imaginer le tissu, les textures, les couleurs, les mouvements qui avaient traversé le grand Esprit. Après quelques colères rageuses « Non, ce n’est pas ça ! », le Maître enfin s’esbaudissait ! « C’est ça ! » Et « ça » devenait une création de Saint-Laurent. Prodigieux n’est-ce pas ? Les amateurs d’art contemporain connaissent bien aussi ces artistes qui griffonnent quelques esquisses qu’ensuite une escouade d’ouvriers (pour le coup très spécialisés) va transformer en œuvre monumentale, murs peints, ferrailles géantes…

Il en est ainsi dans l’univers du « Patrimoine ». C’est un lieu commun communément admis aujourd’hui que de reconnaître l’universalité de la notion : tout peut devenir patrimoine ! Dans bien des cas, ce legs du passé n’a même pas encore reçu la patine des longues années, il suffit qu’il se présente sous l’étiquette de la rareté, ou qu’il représente à lui seul un moment, un lieu, une population. Ou bien, comme le « Palais » d’un facteur (considéré chez lui comme un fada), parce qu’il a été irradié par l’aura d’une Célébrité. Breton en l’occurrence, mais ce peut être le regard de Cézanne sur la Montagne Ste-Victoire, celui de Braque sur le port de l’Estaque, ou la place Dauphine devenue le nid éternel du couple Montand et Signoret, voire simplement un bistrot parisien enluminé par le frais visage d’Audrey Tautou rebaptisée « Amélie Poulain » pour l’occasion. Exemples qui portent indéniablement la marque de notre époque, mouvements de masses, commercialisation à outrance, et en même temps paillettes et baguette magique : merci la Star ! Ce n’est pas le tout, cependant du « Patrimoine ».

Car l’essentiel est ailleurs, dans ce qui fait qu’une population se reconnaît ou se retrouve, ou dans ce qu’elle considère comme partie intégrante d’elle-même : un site, un paysage, un objet. Et là, il faut admettre cette vérité élémentaire, pas de star tombée du ciel, de Personnalité venue apporter sa bénédiction, ni, quoiqu’ils en disent, de « spécialistes » mandatés et garantis par  la Nation, la Région, le Département : ne restent que les troufions de base, les hommes de terrain, ceux dont la curiosité, la capacité d’attention et de bienveillance, le savoir, repèrent dans ce qui les entoure les petites merveilles dignes d’intéresser d’autres qu’eux-mêmes, dignes surtout de devenir un héritage à préserver pour ceux des humains, curieux, attentifs connaisseurs qui leur succèderont.

Les grands monuments de l’Histoire, les grands sites, les paysages connus sont déjà là, « dans le champ de compétence de toutes les autorités compétentes », mais le patrimoine de proximité, la grange isolée par un assemblage de vieilles planches montées sur pisé, comme on le faisait dans les fermes les plus basiques du vieux Saint-Vérand, mais le café de village qui a conservé son comptoir des années 50, le lavoir ouvert qui permettait la lessive à plusieurs, une des occasions qui offraient aux femmes (en ce temps-là c’est elles qui faisaient la lessive) de se rassembler comme les hommes au bistrot (en ce temps-là ce sont les hommes qui allaient au bistrot), mais la fontaine du village avec son bassin taillé dans la pierre, le bayard de vigne tel celui repéré par Michel Jolland dans son dernier post, mais les tableaux cloîtrés dans l’église depuis presque deux cents ans, mais la statue de l’Italien oubliée sur sa colline, mais les photographies prises par un enfant du pays dont même ses contemporains ne connaissaient que le prénom, Noël… cet océan de trésors,  nul « spécialiste » ne viendra jamais à lui et ne s’y intéressera.

Sauf – et parfois on en rêve – si on le traînait par l’oreille …

Or dans cet océan, il y a des trouvailles incomparables. Qu’on se le dise bien, la Grotte Chauvet n’a été découverte par aucune sommité départementale ou nationale dûment mandatée. Mais il y a surtout, cachée sous le voile, la mouvante et multiforme mémoire de toutes les vies oubliées. Cette mémoire silencieuse qui habite les vies d’aujourd’hui et les vies à venir. Ce qu’on appelle patrimoine, dans ce contexte, ce sont autant de jalons sur la route, autant de repères, qui permettent aux uns ou aux autres de se situer dans la longue chaîne  du temps : c’est une joie troublante que de contempler, sinon toucher, ce qui fut vu, sinon touché par nos ancêtres, c’est une émotion sans équivalent qu’avoir le sentiment de partager l’envie, le projet, l’enthousiasme peut-être ou peut-être le tourment, d’êtres dont nous sommes issus, ces êtres qui comme nous étaient dès la naissance destinés à disparaître, et le savaient.

Le Patrimoine ce n’est qu’une trace : il n’existe aucun diplôme, aucun titre, qui permette de la discerner. Il faut l’avoir quelque peu piétinée pour reconnaître qu’en elle déjà se dessine la trace que nous laisserons. 

Note : Toutes les images illustrant cet article ont été prises à Saint-Vérand (38) et renvoient à ce que l’auteur considère être le patrimoine de ce village.