Le mas du Barret

L’art de trahir une œuvre d’art – Prétention et naïveté, Bridget Alsdorf réinvente Fantin-Latour

Par Jacques Roux

Je rabâche, j’en suis conscient, pourtant je ne cesserai de le répéter : avant de penser quoi que ce soit et, a fortiori, dire quoi que ce soit, d’une œuvre d’art il faut prendre le temps de s’approcher au plus près de ce qu’elle offre à nos sens. Lire, contempler, écouter. C’est-à-dire faire le vide en soi pour ne laisser place qu’à cet objet qui nous vient du dehors et qui, même s’il porte un titre prestigieux, s’il fait ou a fait l’objet de mille commentaires, même si d’autres en rient ou nous chantent ses louanges, plonger en lui, curieux, attentif, aux aguets même : toute œuvre demande du temps pour s’ouvrir à nous. Il en est ainsi de nos rapports avec les hommes : comprendre l’autre, sa différence, demande du temps, de la patience.

Face à l’œuvre d’art les premières questions doivent être naïves : qu’est-ce que je perçois, concrètement parlant ? On peut ensuite, même si tout vient dans le même flux, se demander : qu’est-ce que je ressens ? Et tirer cela au clair, les sensations, les sentiments sont plus confus, plus complexes qu’on ne le croit. La question jamais urgente et non nécessaire (sauf pour qui intervient dans le champ médiatique. Mais alors il ne s’agit plus de penser, juste de se conformer au moule prédéfini par le contexte) ce sera : que faut-il en penser ?

Cet impératif : s’imprégner de l’œuvre d’abord, avant d’en arriver à songer émettre un jugement, est de sagesse et devrait s’imposer naturellement. Mais la nature humaine est ainsi faite que la bile, comme disaient les médecins de Molière, prend facilement le pas sur la raison. La bile de Mme Bridget Alsdorf, quand elle publia un essai sur « Coin de table » de Fantin-Latour (in le catalogue de l’exposition « Fantin-Latour A fleur de peau » – RMN 2016) devait être sérieusement agitée car ce malheureux tableau sur qui, avant même de le contempler, elle avait un « point de vue », elle n’aura de cesse dans les huit pages de son pensum d’en proposer une lecture conforme à ses présupposés. Une lecture forcément déconcertante et parfois franchement ridicule. Je vais m’employer à rendre à César, Henri Fantin-Latour en l’occurrence, ce qui lui est dû et restituer à Mme Bridget Alsdorf ce qui ne relève que d’elle.

Coin de table

Un tableau

Tableau peint en 1872. Il représente huit écrivains de ce moment : debout au centre en partant de la gauche Elzéar Bonnier (avec le chapeau), Emile Blémont, Jean Aicard (le futur romancier de « Maurin des Maures ») ; assis, en partant de la gauche, Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Léon Valade (bras croisés), Ernest d’Hervilly (avec la pipe et tenant un livre ouvert devant lui), Camille Pelletan. Tous, y compris Pelletan qui sera plus tard Ministre de la Marine, sont dans la mouvance littéraire parisienne. Ils sont censés figurer ici une rencontre à l’occasion d’un repas, les participants s’étant donné le nom de « Vilains Bonshommes » suite à un article qui les avait dénigrés. Les Vilains Bonshommes, réputés aujourd’hui à la légère comme « poètes parnassiens » étaient en réalité une réunion d’artistes de tous poils, Fantin-Latour en faisait partie à l’occasion, qui aimaient se retrouver pour échanger (parfois très agressivement) sur des questions artistiques ou non étrangères aux « bourgeois », ces béotiens, néanmoins et paradoxalement consommateurs futurs de leurs œuvres futures. Paradoxe propre à tout artiste qui se voudrait « marginal ».

Deux poètes… dont un

Ce tableau est parmi les plus connus d’Henri Fantin-Latour. Sur les huit écrivains, plus ou moins renommés alors, seuls deux restent, à notre époque encore, des références : Paul Verlaine et Arthur Rimbaud. Ce sont d’ailleurs les portraits de ces deux poètes qui ont fait la notoriété de l’œuvre : ils ont accompagné longtemps les ouvrages scolaires consacrés à la littérature du XIXème siècle. Le portrait de Rimbaud est particulièrement célèbre : la beauté quasi angélique de cet adolescent, qui était loin d’être un ange, accompagne depuis son apparition toute rêverie sur le poète aux « semelles de vent » (formule de Verlaine), dont la vie fut brève et la carrière poétique bien plus encore : quatre ans !

Un coin de table

Entreprise de démolition

Il se trouve que ce tableau faisait partie de ceux montrés au Musée du Luxembourg et au musée de Grenoble en 2016 et 2017 dans le cadre d’une exposition tristement célèbre. Tristement car les organisateurs, soucieux de booster la billetterie pour une manifestation consacrée à un peintre trop austère et complexe pour être populaire, l’enrobèrent dans le papier bonbon d’un titre équivoque « A fleur de peau » en l’accompagnant d’un discours où l’ignoble le disputait à l’incompétence sur le rôle des photographies de nu dans la carrière et la vie de Fantin. La plupart de ces écrits, relayés sans modération par des médias serviles et incultes, se trouvent rassemblés dans le Catalogue de l’exposition, Catalogue de la honte pour la Réunion des Musées Nationaux.

En direct de Princeton

Pour être objectif, certains textes ne gravitent pas autour de la prétendue addiction de Fantin-Latour à l’imagerie érotique, celui que j’ai ce jour dans le viseur en fait partie. Il n’en participe pas moins à l’entreprise de démolition de la réputation d’un artiste et d’un homme que cet ouvrage, consternant de prétention et de vacuité scientifique, semble s’être donné comme objectif. L’auteure en est une enseignante de l’Université de Princeton, invitée à participer au festin car ayant commis – en langue anglaise – un essai sur les « portraits de groupe de Fantin-Latour » qu’une certaine intelligentsia parisienne avait fort apprécié. Il me suffira de dire que Stéphane Guégan qui parada à Orsay du temps de Guy Cogeval et regarde les toiles de Fantin-Latour avec les œillères des journaleux du XIXème siècle, quasi pires que les nôtres si c’est possible, avait trouvé l’ouvrage « décisif » ! Qui se ressemble s’assemble aurait commenté ma chère mère. Bridget Alsdorf eut donc son contingent de pages dans le Catalogue et bientôt dix ans plus tard elles me donnent encore des vapeurs !

Promiscuité

Des mâles qui se touchent

Le titre de « l’étude » de Mme Alsdorf (pages 32 à 39 du Catalogue sus cité) est « Coude à coude : au coin de table de Fantin-Latour ». L’une des surprises de sa lecture est de découvrir qu’il ne s’agit pas (en tout cas pas seulement) d’une métaphore (se serrer les coudes ») : la Dame s’effarouche de constater que ces jeunes hommes, se trouvant coude à coude dans un espace « restreint », « semblent se toucher » ! Ne voit-elle pas « l’épaule gauche d’Emile Blémont » frôler« le torse  de Jean Aicard » ? Et plus encore « le coude droit de Camille Pelletan » reposer, le verbe est troublant, « contre l’arrière du bras gauche d’Hervilly ». On se trouve à la limite de la partouze si je m’autorise le terme ! Plus loin on lira même : « Le Coin de table aborde le groupe masculin par la proximité physique plus que par le contact direct ». Formule pour le moins paradoxale. Faute de mieux, et réinterprétant le propos dans lequel il s’insère, on peut supposer que ce qui est visé par « contact direct » c’est l’échange, de propos, de regards. Pour Mme Alsdorf, les « protagonistes » se suffisent de rapprochements physiques. Ce qui la conduit à citer de ces commentateurs de l’époque (ceux que son thuriféraire Stéphane Guégan cite avec gourmandise, se reconnaissant avec eux, par delà  les années, une communauté je ne dirai pas d’esprit, mais de mesquinerie perfide) qui lui permettent de dire ce qu’elle n’ose écrire : « La critique… mit en doute la virilité du groupe ». Recenser les ragots, étrange manière de s’intéresser à l’histoire et à l’esthétique. Chez Mme Alsdorf, pourtant universitaire, il y a là une tendance qui déconcerte : à neuf reprises elle fait place aux moqueries, déceptions, jugements ineptes de « la critique » ou de personnalités de second rang comme Jules de Castagnary qui, s’il fut défenseur de Jules Courbet, n’était pas le plus qualifié pour analyser la peinture de Fantin-Latour. Elle accorde aussi une place aux grinçantes et plus que nauséabondes insinuations de Théodore de Banville que Fantin n’avait pas retenu dans son casting peut-être justement parce qu’il redoutait ce dénigrement malsain. Bref, en huit pages c’est plus d’une petite « vacherie » par page, touchant autant à la facture qu’au contenu de l’œuvre, et autant d’occasions en moins pour l’auteure d’approfondir sa réflexion. Car si elle semble s’opposer justement (page 35) à ceux qui voient dans « Coin de table » une sorte de bric-à-brac incohérent, elle revient aussitôt à sa thèse initiale, les « tensions » au sein du groupe génératrices de « l’avant-garde », thèse sur laquelle je vais revenir, qui la conduit à questionner la relative indifférence de chacun des artistes représentés à l’égard des autres, comme s’il existait entre eux une tension contradictoire avec l’idée même de groupe (« groupe » qui, pour elle, est de fait). D’où en ces huit pages la quête permanente d’une explication plausible de ce rassemblement de mâles, suspectés de ne pas l’être trop et proches sans l’être vraiment.

Proxémie

Pour en rester à la dimension purement phénoménale de la situation spatiale des personnages peuplant « Coin de table », je m’étonne que notre (trop ?) jeune universitaire n’ait pas fait allusion ici aux travaux de son compatriote, l’anthropologue Edward T Hall. Ses réflexions sur la proxémie, « La dimension cachée » des rapports humains, à la confluence du culturel et du biologique, montrent – entre autres – la différence notable pouvant exister entre Européens et Américains du Nord quant au positionnement de deux ou plusieurs personnes rassemblées dans un espace défini. Là où l’Américain demande de la distance, l’Européen, le latin surtout, accepte sinon réclame plus de proximité : on se « touche » plus facilement, on ne souffre pas outre mesure (voir les transports en commun) d’être assis « au coude à coude » avec un inconnu, voire de se trouver collé à lui (même s’il y a des abus) comme dans le métro aux heures de pointe.

Profondeur de champ

Mais la naïveté, mâtinée de quelque puritanisme suspicieux, de l’auteure lui fait malheureusement négliger un élément fondamental, qu’une observation préalable et approfondie de l’œuvre lui aurait explicitement montrée : Fantin-Latour confirme dans cette œuvre une confidence qu’il avait faite dans un courrier : « moi je suis fanatique de la photographie » (phrase que Marie Robert va misérablement tirer, page 171 du Catalogue, vers l’interprétation suivante : « je suis un fanatique des photographies de femmes nues »). Ces huit personnages semblent en effet avoir été flashés au débotté, pris dans la position où ils se trouvaient en l’instant, et d’une certaine façon représentés, ainsi qu’une photographie prise en un espace réduit y oblige, sans profondeur de champ. Il y a ici, le fait s’impose à soi pour peu qu’on « regarde », un équivalent parfait, en ce qui concerne la représentation de l’espace, d’un aplat photographique auquel notre œil s’est habitué. L’œil du peintre Fantin-Latour avait su repérer les possibilités novatrices de la photographie (son épouse, sa belle-sœur, n’ont cessé d’accumuler les clichés dans leur paradis de Buré) et tout particulièrement cette approche critique des rapports de distance que notre œil inévitablement couplé à notre cerveau ne perçoit jamais naïvement, mais toujours reconstruits. L’appareil photographique ne pense pas : il restitue. Lignes, masses, contrastes,  perspectives fuyantes, tout ressort et parfois nous déconcerte. Pas de correctif a priori pour les distorsions, les équivoques. Un cliché (en tout cas avec les appareils du temps de Fantin) ne se prête pas à ce type d’artifice. L’objectif « écrase » la distance, mais dans la réalité nos huit poètes se seraient partagé leur espace « restreint » sans empiéter sur le territoire privé de leurs voisins. Voici qui devrait rassurer notre Américaine sur la préservation de la « masculinité » des modèles du « Coin de table ».

Vous avez dit « Avant-garde » mon cher cousin ? (clin d’œil à Louis Jouvet)

Un parmi d’autres

Si Bridget Alsdorf, pas plus que les critiques de son temps, ne voit pas ce qui constitue l’une des caractéristiques visuelles les plus significatives de ce tableau, c’est qu’elle vient à lui avec une interprétation prédéfinie. Sans doute issue de son livre « Fellow Men: Fantin-Latour and the Problem of the Group in Nineteenth-Century French Painting ». Ouvrage publié en 2012 et dont on peut supposer, faute de disposer de renseignements, qu’il reprenait la thématique d’une thèse universitaire. Laquelle thèse à mon sens est celle qui inaugure son article : les « portraits de groupe » de Fantin « mettent en lumière la tension constante entre l’individu et le groupe et en font (de cette tension) un élément fondateur de l’avant-garde ». Le « Coin de table » est donc explicitement inscrit dans un ensemble, et spécialement dans le prolongement de « L’hommage à Delacroix » (1864) et de « Un atelier aux Batignolles » (1870). Un parmi d’autres en conséquence, ce qui est mal augurer d’une approche spécifique. Ces deux œuvres manifestaient chacune le respect porté par Fantin à deux peintres : Delacroix, qui l’a précédé, Manet son contemporain. Respect qui n’implique pas allégeance : il s’est suffisamment démarqué de Delacroix pour qu’on en convienne et quant à Manet, sa correspondance montre bien qu’il n’a pas, loin de là, apprécié toutes les évolutions de sa manière (spécialement son flirt avec l’impressionnisme). Ceci-dit « Coin de table » se situe hors-champ : le rapprochement avec ces deux toiles, sous le prétexte que chacune, comme elle, représente « un groupe » est artificiel. Et trompeur.

L’égalité mise en évidence

Dans son développement l’auteure fait allusion à ce qui était le projet initial du peintre : rendre hommage à Baudelaire. Une des esquisses préparatoires au moins se situe dans le prolongement de l’hommage à Delacroix : au centre un portrait de Baudelaire, de chaque côté les protagonistes convoqués pour cet hommage.

Seulement voilà : Fantin a décidé de passer à autre chose. De ce changement de concept Mme Alsdorf retient un item : le tableau devient une sorte de parangon de « l’égalité » (« L’œuvre est… le portrait de groupe dans lequel la notion d’égalité est mise en évidence de la manière la plus claire ».) Il faut s’appeler Alsdorf pour voir ici « la notion d’égalité » mise clairement en évidence ! On peut comprendre qu’elle n’aperçoive pas de « hiérarchie », terme qu’elle utilise à l’occasion, mais il faudrait alors considérer, dans les deux toiles précédentes, le maître honoré comme un sommet au pied duquel se prosternent ceux qui le considèrent comme tel. Ce serait mal interpréter ce mot « maître » et méjuger de façon méprisante l’élan qui peut porter un artiste quel qu’il soit, peintre, musicien, écrivain… vers le travail d’un autre artiste qui lui aura servi de modèle et/ou d’encouragement. Sans même parler tout simplement d’admiration, sentiment qui n’exige aucunement le champ artistique, mais ne l’exclut pas non plus.

Un rassemblement de personnes n’est pas nécessairement un groupe

C’est d’ailleurs une indication : Mme Alsdorf s’est méprise, elle n’est pas la seule, sur le sens à donner à l’« Hommage à Delacroix » dans lequel d’ailleurs on ne voit pas que des peintres, Baudelaire se trouve même au premier plan. Et, en aucun cas, cet ensemble d’individus représentés ne se revendique comme appartenant à un « groupe », si l’on souhaitait donner à ce terme sa signification d’association de personnes se fixant un ou des objectifs communs : type de « groupe », dans lequel on peut ranger les associations loi 1901 (notre Américaine en ignore certainement tout) et les partis politiques, voire des regroupements financiers ayant des objectifs communs. Un rassemblement de personnes ne forme pas nécessairement un groupe. Tant dans l’hommage à Delacroix que dans la représentation de l’atelier de Manet, la seule « communauté » qu’on puisse recenser est celle d’un sentiment, le respect, ou d’une admiration avec, pour Delacroix une connotation spécifique : le reproche fait à ceux qui, au moment de sa disparition, n’ont pas compris quelle perte venait d’affecter l’art pictural. C’est pourquoi tous regardent vers nous, le public du tableau, semblant nous prendre à témoin : et vous, comment-vous situez-vous ? C’est pourquoi aussi Fantin s’est démarqué avec son pinceau et sa chemise au milieu de toutes ces personnes en costumes : il n’était là, il ne se voulait là, que comme le tâcheron, celui qui portait témoignage de ce rassemblement de personnalités autour d’une figure totémique en quelque sorte. Dire que les imbéciles de cette époque, et les imbéciles d’aujourd’hui, voient là une sorte de manifestation d’arrogance ! Qui dénonce l’arrogance d’autrui ne fait souvent que clamer sa propre incapacité à le comprendre. Et en conséquence à comprendre le message ultra simple (mis en évidence de la façon la plus claire, dirait cette chère Bridget) proposé par cette œuvre : nous, aussi étrangers les uns aux autres que nous pouvons être, honorons Delacroix.

La poésie est le fruit de l’homme

Toujours est-il que placer « Coin de table » dans le sillage de ces deux toiles est une erreur d’autant plus manifeste que le changement de perspective opéré par Fantin-Latour signifie qu’ici on ne se rassemble pas autour d’un homme, mais autour d’une entité : la poésie. C’est la poésie que cherche à atteindre et figurer notre peintre. Elle est évoquée, revendiquée serait plus juste, en plein centre, au cœur même du tableau, dans et par le livre ouvert. Le livre. Qui fréquente un tantinet l’œuvre de Fantin-Latour sait que le livre chez lui est toujours présenté comme un objet précieux, source de mise à l’écart, de recueillement, véhicule de ce que l’humain possède de plus pur et de plus abstrait : le langage écrit. L’écrit en qui se déploient la pensée, l’imaginaire et cet impalpable frémissement de l’idée et du sens que nous nommons poésie. Or la « poésie », seuls des humains peuvent dire ce qu’elle peut être, ils sont les seuls parce qu’ils sont les seuls à en produire. Problème : autant d’hommes autant de définitions. Le « Coin de table » n’est pas le portrait d’un groupe constitué, le « Coin de table » est le portrait de quelques uns, parmi tous les humains qui s’y consacrent, qui font advenir la poésie au monde sachant qu’autant d’hommes, autant de poètes possibles, autant de formes et de conceptions de la poésie, qui seront nouvelles, rétrogrades, selon les points de vue et les époques, et parfois pérennes. D’où le souci du peintre, aussi absent et présent dans cette toile que dans l’hommage à Delacroix, où les gratte-papiers se sont focalisés sur l’étendard blanc de sa chemise, de rassembler des « hommes-poèmes » différents et même, cela a donc fait jaser, s’ils étaient incompatibles concrètement parlant. De toute manière, tout le monde le sait, ils n’ont posé qu’individuellement et, possiblement, pour certains, par le biais d’une photographie. Ainsi fut composé le groupe-fantasme de Mme Alsdorf, dont les « dissensions » ne sont évidemment pas interprétables à partir de la fiction qu’est ce tableau, et n’auraient pu générer la naissance d’une quelconque « avant-garde », notion à qui il devient urgent de tordre le cou.

L’art n’est pas la guerre

La notion « d’avant-garde » nous la laisserons aux conservateurs (dans tous les sens du mot) œuvrant dans le milieu de l’art et bien sûr aux militaires. C’est un faux concept. Mme Alsdorf serait bien ennuyée si on lui demandait ce qu’elle désigne par « avant-garde » artistique, littéraire, poétique, picturale, à l’époque où est peinte ce tableau (je le rappelle : 1872). Qu’elle se plonge dans les ouvrages consacrés au devenir poétique, ou pictural, artistique pour faire court qui suivit ces années-là (il doit bien y avoir une bibliothèque à Princeton), et qu’elle vienne au rapport, nous l’attendons de pied ferme. Qui est passé devant ? Qui a reculé ? Qui a fait bouger les lignes, quelles lignes, et quand celles-ci ont-elles bougé en sens inverse ? La formule « avant-garde » est un fourre-tout des plus inutiles. L’expression artistique pousse comme les fleurs des champs de façon profuse, diffuse, anarchique, sans troupes rangées derrière les premières lignes, et en même temps indissolublement liée aux paramètres obligés du temps, ses problèmes et ses évolutions scientifiques, techniciennes, morales. Si l’on voulait parler « d’avant-garde », il faudrait recenser tous les ateliers, toutes les officines, les clubs, les hangars, les caves, la cheminée où Palissy brûle son plancher, la chambre de liège où Proust couvre ses cahiers de signes indéchiffrables, la hutte de Gauguin où « l’esprit des morts veille » sur une adolescente, l’art n’est pas la guerre, il n’a besoin ni de troupes, ni d’officiers, de prêtres, ni de « spécialistes » autoproclamés ou adoubés par quelque diplôme universitaire. Il n’y eut donc et il n’y aura jamais d’avant-garde. Sauf dans les écrits des Bridget Alsdorf et consorts. Qui lisent l’histoire à rebours, transforment les premières traces en fondations, et romancent le devenir de l’art en dessinant sur leurs cahiers d’écoliers des schémas savants permettant d’opérer des classifications rassurantes. La lecture du Catalogue de l’exposition « A fleur de peau » est hilarante sur ce plan : de Xavier Rey à Guy Tossato toutes les signatures se plaignent de ce que Fantin-Latour soit « inclassable ». Mince de mince, et si par malheur il était à l’avant-garde de quelque chose de « non identifié » ???

Coin de table… d’écoute

Comment s’en sortir ?

Le trouble de Mme Alsdorf, qui rend la lecture de son essai plus que filandreuse et l’oblige, elle, l’auteure, à trouver des points d’appui là où jamais un chercheur ne le devrait, dans la tourbe des professionnels du journalisme dit « critique », provient de ce qu’elle semble pressentir que son « groupe », en tant qu’ensemble institué, n’existe pas puisque chaque individu, sur la toile, même s’il le « touche », se désintéresse de l’autre, de tous les autres. Pelletan à l’extrême droite boude ostensiblement et nous regarde, regarde le peintre, par en dessous, méfiant, Rimbaud rêvasse, Elzéar Bonnier avec son chapeau sur la tête, on se demande s’il part ou s’il arrive, etc. Je peux, avec ces huit personnages inventer plusieurs petits films très crédibles, mais aucun qui dise : « nous les huit, ce soir, on va tout casser, vous allez voir ce que vous allez voir : on va refaire le monde de la poésie ». Ils vont peut-être refaire le monde de la poésie (Rimbaud s’y est employé !) mais individuellement, pas en groupe et pas nécessairement avec un objectif aussi clairement défini. Elle tente donc, Mme Alsdorf, un théoricien n’est jamais à court de théories, de justifier ce qui se voit par l’introduction d’un phénomène, aussi concret que cette indifférence visible, mais non visible. Quelque chose qui ne se voit pas mais qui transforme le visible : non, ils ne sont pas indifférents les uns aux autres, ils sont recueillis, repliés sur eux-mêmes certes mais partageant quelque chose. De ce partage et en même temps de leur dissemblance naîtra la fameuse avant-garde, etc. Que partagent-ils donc ? Eh bien là, il faut reconnaître à notre jeune Américaine du culot et, comment dire, une absence absolue de peur du ridicule. Ce qui est charmant c’est que les éditeurs du Catalogue et les hautes personnalités qui ont collaboré à sa réalisation, soit n’ont pas lu, soit ont trouvé qu’à côté de ce qu’ils écrivaient eux-mêmes, ma foi… Soit se sont dit qu’après tout un naufrage c’est un naufrage.

Mme Alsdorf estime que le tableau représente l’écoute. Hervilly fait la lecture, tous écoutent religieusement. Le tour est joué, ils sont réunis.

Relecture dirigée

Bien entendu, cette thèse il faut la justifier. Mme Alsdorf est une guerrière (rappelons-nous « l’avant-garde »), elle ne craint pas de monter à l’assaut. Tenez, regardez Verlaine, il écoute si attentivement qu’il a  « les sourcils froncés » et qu’il « hoche légèrement la tête » (p.35).

Un coin de table

Rimbaud, p.35, qui « tourne pourtant le dos à l’assemblée », c’est un rebelle chacun le sait, « a le regard pensif, l’oreille tournée vers l’orateur ». « L’oreille tournée vers », comme dirait qui nous savons, c’est un détail « mis en évidence de la manière la plus claire ». D’ailleurs l’auteure y revient (p.38) en généralisant la chose parce que selon elle il s’agit là « d’indices » d’une « unité intime qui reste invérifiable par le spectateur ». A savoir : « les sourcils froncés, les oreilles tendues, les visages pensifs, le livre ouvert ». La dimension surréaliste de cette description d’une écoute collective (Mme Alsdorf en a trouvé l’idée dans le tableau de Rembrandt  « La leçon d’anatomie de du docteur Nicolaes Tulp » dont elle est convaincue qu’il a inspiré Fantin-Latour – pages 36/37) c’est qu’elle finit par admettre qu’il n’y a pas d’écoute à proprement parler. Eh non ! Il s’agit d’une « non-action », une « pause entre deux vers », une « suspension de l’écoute ». Nos écoutants sont portraiturés au moment où ils n’écoutent plus ! Mme Alsdorf explique pourquoi : « Hervilly, le livre à la main, est saisi non pas dans l’acte de lire, la bouche ouverte, mais lors d’une pause entre deux vers » (p.35). Voilà qui va offrir à chacun l’occasion « d’absorber, d’intégrer, chacun à sa manière, les sons perçus, les images évoquées ». Comprenne qui peut : tous les signes décrits comme étant preuves d’écoute sont en fait destinés à montrer une non-écoute. Si tout ceci vous semble compliqué, dites-vous que Hervilly doit penser comme vous parce que le pauvre (toujours p.35) « levant un instant le regard de la page… semble tirer une bouffée de sa pipe ». Laquelle  pipe se trouvant à près de 10 centimètres de ses lèvres, il est à craindre qu’il ait trouvé sa « bouffée » bien peu parfumée.

Et l’homme créa le poème

Il y a un plaisir amer à repérer et dénoncer ces approximations, ces niaiseries, habillées de prétentieuses références et peu enclines à une hésitation pudique, du genre « suis-je bien dans le vrai ? ». Plaisir parce que c’est drôle tout de même, dans le Catalogue il y a pire et plus insane, mais amer parce que l’on donne une image de ce qu’est l’art contreproductive. Fantin-Latour si l’on en croyait la Dame de Princeton, serait un type compliqué qui montrerait et masquerait à la fois, à la limite cela se comprendrait si c’était pour donner de la profondeur à ce qu’il montre, mais là ce serait juste pour justifier une théorie qui serait indépendante du tableau lui-même. A la manière de ces œuvres programmes que le régime soviétique encourageait et qui n’existaient qu’en tant que prête-nom des grands commandements selon saint Lénine. Dans La Madone Sixtine dont nos lecteurs savent qu’il existe une copie iconoclaste à Saint-Vérand (38) Raphaël transcrit bien une potentielle vérité d’ordre religieux : Marie présente son divin fils au monde des hommes, mais il en fait un drame intime et grandiose à la fois. Car la mère de Dieu est aussi et d’abord mère de son enfant. Et le destin qui attend cet enfant, son propre destin à elle aussi, d’arche nouvelle, sans pouvoir les refuser, viscéralement elle les rejette, ils la torturent. La Sixtine, c’est un abîme de souffrance. Chez Fantin, dans Coin de table, rien de tragique, mais la vision, à hauteur d’homme, de cette grande idée : pas d’art sans homme pour porter cet art. Et homme ne signifie pas troupe, armée, groupe. Ont-ils besoin tous les musiciens qui composent d’être proches comme larrons en foire ? Nous le savons tous la musique n’adoucit pas les mœurs et pas besoin d’avoir vu « Prova d’orchestra » de Fellini pour savoir qu’un orchestre c’est parfois la fosse aux lions. De même, en poésie, les poètes n’ont pas à se réunir en phalanges pour envoyer à la face de leurs semblables leurs vers, leurs images, leurs troubles et leurs visions. Nous n’avons pas attendu les poètes Dada pour comprendre que d’autres auraient aimé faire table rase de toute poésie qui n’était pas la leur. Fantin n’entre pas dans le débat, il se suffit de donner à voir des corps, des visages : des hommes. Ces hommes, en eux, grâce à eux, il y a du poème.

Du poème qui chante (Mon beau navire ô ma mémoire…), qui crie (Ah ! c’est un cri sacré que tout cri d’agonie), du poème évanescent (Vieilles tours que le soir dorait dans le lointain) ou réaliste (O combien de marins…).

Il y a du blanc en lui, il y a du noir…

« Voyelles »

écrivait l’un d’eux, ce jeune homme à gauche du tableau qui, d’après Bridget Alsdorf, néo correspondante de Voici, « regarde son amant, Verlaine »

 « je dirai quelque jour vos naissances latentes »…

A noir E blanc 

Etc.