Le mas du Barret

Willi Münzenberg 2 – Montagne : une tombe chargée d’histoire

Par Michel Jolland

Le 17 octobre 1940, deux chasseurs trouvent le corps d’un  homme au pied d’un chêne dans le bois du Cognet près du village de Montagne (Isère). Ils alertent les autorités. Le lendemain, deux gendarmes de la brigade de Saint-Marcellin se rendent sur place pour enquêter, les papiers trouvés sur le corps donnent l’identité du mort, le permis d’inhumer pour cause de  « pendaison par suicide » est délivré. Le 20 octobre on enterre Willi Münzenberg au cimetière de Montagne. Bien que modeste, sa tombe héberge la mémoire d’un riche parcours de vie, celle d’un pan important de l’histoire mouvementée du siècle dernier et celle, toujours mobilisatrice, d’une énigme locale. On y croise également deux personnalités liées à cet ensemble mémoriel : Babette Gross, la fidèle compagne et collaboratrice de Münzenberg et Hans Schulz, son dévoué secrétaire qui, nous le verrons, sera le titulaire officiel de la concession.

Nous avons peu d’informations sur la manière dont le village de Montagne a accueilli la découverte du « pendu du bois du Cognet » et la révélation de son identité. Les derniers témoins de l’époque font état de réactions mitigées, voire contradictoires. Ils se souviennent que certains mettaient en avant l’effet de surprise et la diffusion rapide de la nouvelle par le bouche à oreille, alors que d’autres soulignaient qu’au fond cela n’avait rien changé à la vie quotidienne et que chacun avait continué à vaquer à ses occupations. Certains avaient des mots teintés de compassion pour le « suicidé » alors que d’autres rappelaient qu’après tout c’était la guerre et que les Allemands étaient nos ennemis. Pour leur part, et conformément à la réglementation, les autorités municipales prendront  à leur charge l’inhumation du 20 octobre 1940.

Trois destins croisés

Le 29 novembre, le journal suisse Volksrecht annonce le décès de Münzenberg. Informée par des amis, Babette veut s’assurer que le corps découvert à Montagne est bien celui de son compagnon, qu’elle appellera d’ailleurs son « mari » dans ses futures démarches auprès des autorités françaises. En mai 1941, alors qu’elle vient juste de s’installer à Mexico après avoir quitté la France et séjourné au Portugal, elle reçoit la confirmation d’un ancien collaborateur qu’elle a dépêché sur place : c’est bien Münzenberg qui est mort et enterré à Montagne. Plusieurs fonds d’archives conservent des documents, des courriers notamment, qui permettent de retracer, au moins dans les grandes lignes, l’historique de sa tombe. Cela commence par une inhumation dans la partie désignée, sur le plan du cimetière dressé en 1948, sous l’appellation « les fosses communes ». Désireuse de lui donner une sépulture plus convenable et perenne, Babette Gross mandate Hans Schulz pour agir en son nom. Cependant, compte tenu des circonstances et notamment des difficultés de déplacement, c’est le secrétaire de mairie, monsieur Joseph Micoud qui, sur procuration de Hans Schulz, s’occupera d’acheter la concession perpétuelle de 3 m² sur laquelle sera érigée la tombe toute simple de Münzenberg. En l’absence de représentant de la famille sur place, la mairie de Montagne sera d’ailleurs souvent sollicitée pour fournir des informations ou effectuer des démarches. Il faudra attendre 1948 pour que soit apportée la dernière touche, à savoir la stèle et l’inscription funéraire que nous voyons encore aujourd’hui. Jusqu’au début des années 1970, Babette Gross pourvoira à l’entretien de la tombe. Des habitants de Montagne prendront bénévolement la relève pendant plusieurs décennies. Dans ses courriers, Babette manifeste beaucoup de reconnaissance envers les gens du village qui, soit effectuent des démarches pour elle, soit entretiennent la tombe. Elle veille aussi à toujours les dédommager financièrement. Mais elle sait ce qu’elle veut et elle n’hésite pas à le demander !  Car Babette, femme de caractère, polyglotte au parcours international, riche d’une longue expérience militante, politique et professionnelle, n’est pas femme à se laisser impressionner…

Babette Gross (source https://www.babelio.com/auteur/Babette-Gross/431656/photos)

Née en 1898 dans une bonne famille de Postdam, Babette Gross rejoint le KPD (parti communiste d’Allemagne) en 1920. En 1922, son mari, l’écrivain autrichien Frantz Gross travaille pour le SOI (Secours ouvrier international, voir notre précédent article http://www.masdubarret.com/?p=3053). Il présente Münzenberg à Babette. A ce moment-là le couple Gross est en train de se séparer. Très rapidement, Babette et Willi vont entamer une relation qui ne prendra fin qu’avec leur séparation forcée en 1940 et l’épisode tragique de Montagne. Babette Gross sera non seulement la fidèle compagne de vie et une précieuse collaboratrice de Münzenberg, mais un pilier de son équipe rapprochée (« les hommes de Münzenberg » !) et une force de proposition à part entière. Cela transparaît peu dans la biographie qu’elle a rédigée car, sans doute par modestie, elle se met volontairement en retrait. L’une des réserves d’ailleurs que l’on peut exprimer au sujet de cet ouvrage, qui reste extrêmement précieux car écrit au plus près des faits, est de privilégier les données chronologiques et factuelles au détriment des argumentaires, des analyses, des débats qui les ont accompagnés. Des débats bien sûr entre Münzenberg et ses collaborateurs, au premier rang desquels figurait Babette. Dans Hiéroglyphes, ouvrage déjà cité, Arthur Koestler lui attribue les qualificatifs assez neutres de « capable, discrète et polie ». En 2021, Bernhard H. Bayerlein, historien et chercheur honoraire à l’Université de Bochum (Cologne), est beaucoup plus enthousiaste : pour lui c’est une « éminence grise » et une « femme impressionnante ». Cette révision à la hausse est partagée par John Green dans sa récente biographie de Münzenberg (2020).

Hans Schulz (Maison Karl-Marx, Archives de la Fondation Friedrich Ebert, Bonn-Bad Godesberg)

Né le 6 mai 1904 en Allemagne, Johannes (Hans) Sschulz adhère au KPD en 1923 et devient le secrétaire privé de Münzenberg. Fin 1933, il fuit l’Allemagne et se réfugie à Paris. Toujours secrétaire personnel de Münzenberg, il travaille aux Éditions du Carrefour et participe notamment à la publication des livres bruns [Braunbücher] contre Hitler. Il quitte le KPD en 1938 en même temps que Münzenberg. En août 1939, il est interné à la prison de la Santé à Paris, puis au camp du Vernet à partir d’octobre. Il s’évade. Repris par la Gestapo, il s’évade à nouveau. Après de vaines tentatives d’émigration via Marseille sous le nom de Jean Douvrain, il est accueilli dans la ferme En-Bec (maquis de l’Aude). A l’été 1942, on le retrouve économe dans une colonie d’enfants de la Croix-Rouge américaine à Saint-Péray (Ardèche). Les Archives nationales conservent la trace de son activité de Résistant, membre du Réseau Kasanga dans le Service de renseignements du Mouvement de Libération nationale (MLN) et les Archives départementales d’Ardèche conservent sa demande, qui s’avèrera infructueuse, en vue d’obtenir la nationalité française. Fin 1944, il est à Paris où il participe à la fondation de Force Ouvrière. Il noue des contacts et engage des négociations avec des syndicalistes allemands, devient membre de la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière), du groupe national des sociaux-démocrates allemands en France et de la Fédération des Groupes Socialistes Étrangers en France. Au cours de l’été 1946, avec le soutien de Léon Blum et Salomon Grumbach, il crée le Comité international pour la restauration de la maison natale de Karl Marx et du musée Karl Marx à Trèves. En mai 1947 la réouverture à Trèves de ce musée sera la première manifestation internationale d’après-guerre en Allemagne. Il fera ensuite une carrière politique au SPD (parti social-démocrate d’Allemagne).

La figure du Résistant

Dans sa première lettre adressée à la mairie de Montagne, datée d’avril 1945, Hans Schulz précise que Münzenberg  « était grand un ami de la France, un combattant contre Hitler de longue date ». En 1982, M. Micoud, devenu maire de Montagne, reçoit une demande d’acte de décès en provenance d’une Université allemande qui effectue une recherche sur les travailleurs du film exilés. Dans sa longue réponse, il précise qu’aucun acte de décès n’a été établi pour Münzenberg et il ajoute : « J’ai appris que monsieur Münzenberg était une personnalité importante et qu’il avait joué un grand rôle dans la Résistance allemande ».

Pour le cinquantième anniversaire de la mort de Münzenberg, le Frankfurter Algemagne Magazin publie, le 20 juin 1990, un long article nourri par l’enquête à Montagne du journaliste Martin Rott.  Ce dernier s’était, quelques semaines auparavant, rendu au cimetière du village en compagnie du maire, monsieur Alain Vivier. Il relatera ainsi ce moment émouvant : « Je me tiens encore une fois avec le maire près de la tombe de Willi Münzenberg. Si l’on regarde au loin, par-dessus les tombes, on aperçoit la montagne;  » C’est le Vercors » me dit-il  » vous le connaissez bien ? » Oui, je sais que sur ce haut plateau des Préalpes ont péri 600 résistants en juillet 1944 dans un combat contre les troupes allemandes. Il est le symbole de la Résistance contre l’occupation allemande et les nazis. On peut se demander quelles différences et quel point commun existent entre ce mort dans cette tombe, là, devant nous et tous ceux qui sont tombés au combat. »

La figure du Résistant, suggérée par ces différentes remarques sera en quelque sorte légitimée par une notice dans l’ouvrage « 1939-1945 L’Isère en Résistance – l’espace et l’histoire, paru à Grenoble en 2005. S’est-elle vraiment imposée ? Dans l’espace mémoriel du Sud-Grésivaudan, largement occupé, et à juste titre, par la Résistance en Vercors, associer un antinazi allemand, de surcroit disparu dès juin 1940, à la lutte contre l’Occupant pendant la seconde guerre mondiale n’est pas nécessairement spontané. Et ce d’autant moins que, contrairement aux départements voisins de l’Ardèche et de la Drôme, l’Isère n’a pas, du moins à notre connaissance, abrité de Maquis composé d’antifascistes allemands.

Un lieu où, au fil du temps, s’écrit et se réécrit l’histoire de Münzenberg

A l’approche du cinquantième anniversaire de la mort de Münzenberg, le journaliste Martin Rott n’est pas le seul à visiter Montagne. En 1989, quelques mois seulement avant la chute du mur de Berlin, un officiel de SED dépose une gerbe sur la tombe. Le SED, ou Parti socialiste unifié d’Allemagne était un parti politique de la République démocratique allemande (RDA), d’obédience communiste. Il tenait le rôle dirigeant de la coalition des partis autorisés par le régime est-allemand. Dans ce contexte le dépôt de gerbe sur la tombe de Münzenberg a de quoi surprendre.

1989, un officiel du SED fleurit la tombe (Archives de l’auteur, droits réservés)

Plusieurs personnes, françaises ou allemandes, enquêtent à la mairie. On citera par exemple Roland Lewin, maître de conférences à l’IEP de Grenoble. Sa famille était amie de Münzenberg, un homme qu’il admirait personnellement et dont il préparait une volumineuse biographie, malheureusement inachevée au moment de son décès en 2009. D’autres visites seront moins amicales. Monsieur Alain Vivier, ancien maire alors en exercice, se souvient qu’un jour des « enquêteurs » se montrèrent extrêmement pressants, persuadés que quelque document de première importance restait caché dans les archives communales. Après le premier Congrès International Willi Münzenberg  (Berlin, 2015). plusieurs membres du comité d’organisation viendront, pour ainsi dire « en pèlerinage », à Montagne (voir notre article du 22 août 2021 http://www.masdubarret.com/?p=2300. La plaquette rouge et noire, déposée en 2014 et toujours bien visible sur la tombe, est là pour rappeler que plusieurs organisations, réunies au sein de ce que l’on appelle généralement la « nouvelle gauche allemande » voient dans l’action de Münzenberg un exemple et une source d’inspiration pour faire face aux défis du présent et de l’avenir.

Bernhard H. BAYERLEIN by DIE LINKE – Konferenz Epochenbruch, CC BY 2.0,https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=99859552)

Bernhard H. Bayerlein est un bon exemple du double intérêt que suscite aujourd’hui Münzenberg : historien et chercheur universitaire, il en a étudié la place dans le communisme transnational et dans les mouvements ouvriers, culturels sociaux et politiques du 20e siècle, militant, on le voit ici exposer devant ses amis de Die Linke les enseignements que l’on peut tirer de ces recherches pour le présent et l’avenir.

On le constate, depuis 1940, Münzenberg est, sans mauvais jeu de mots, très « présent » à Montagne et, même s’il a parfois pu paraître un peu encombrant, la commune a toujours été là pour faire le nécessaire. On ne compte plus les courriers, visites, sollicitations qui au cours des décennies ont localement mobilisé du temps et de l’énergie. Depuis plusieurs décennies, la tombe de Münzenberg se trouve dans une situation quelque peu paradoxale : son aspect matériel se dégrade alors que son intérêt mémoriel, nous venons de le voir, grandit régulièrement. Quelques personnes motivées, en Allemagne et en France, se sont penchées sur son sort. En liaison avec les autorités municipales de Montagne, elles ont établi l’absence d’ayants droit sur la concession et élaboré un projet de remise en état. Le dernier mot est, comme il se doit, revenu au conseil municipal. Dans une décision qu’il convient de saluer, il s’est prononcé en faveur de la rénovation de la tombe, de l’entretien de la concession et d’un travail de Mémoire. Peu après, l’Association Européenne Willi Münzenberg s’est constituée autour de ces objectifs et de perspectives de recherche.

A suivre…

NOTES

L’article de Martin Rott (Frankfurter Algemagne Magazin du 20 juin 1990), dont nous présentons un extrait, a été traduit par Micheline Revet (Association Européenne Willi Münzenberg). Les éléments de biographie concernant Hans Schulz ont été rédigés d’après la traduction, par Bernhard Bayerlein (Association Européenne Willi Münzenberg), d’une notice extraite du Biographisches Handbuch der deutschsprachigen Emigration. Sous la direction de Werner Röder et Herbert A. Strauss, Munich-New York, K.G. Saur, 1980, p. 674.

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