Le mas du Barret

Symbolique de la rivière

Par Jacques Roux

Tous les hommes, où qu’ils vivent, ont un jour croisé le cours d’une rivière. Leur personnalité, leur histoire propre et la culture dont ils sont nourris donnent une couleur particulière aux idées et aux images qui leur viennent. Il n’en est pas moins quelques unes à se présenter comme des figures obligées, une symbolique pour tous à partir de laquelle il est possible de broder à son gré. Ou dont on se suffit puisqu’ici la métaphore surgit toute crue de la présence du réel, et que les mots sont les mêmes pour décrire la rivière et nos vies qui s’en vont. Le cours du temps, le cours de la rivière… Tout autour de la rivière se tissent à la fois des correspondances imagées et des réflexions dont la cohérence n’est pas la vocation. A sa façon, elle qui peut musarder au soleil d’été, quasi absente à elle-même, filet d’eau évanescent, ou ravager ses rives comme une furie un soir d’orage, la pensée et l’imagination se donnent libre cours, tantôt rigoureuses et maîtrisées, parfois paresseuses et vagabondes, ou irréductiblement ensauvagées.

Ensauvagée

L’autre côté

Où qu’elle se trouve, elle coupe, de fait, les territoires qu’elle traverse en deux. Il y a « ici » et il y a « l’autre côté ». Constat d’évidence mais derrière lequel se devine un jeu complexe d’interactions qui, pour certaines, portent le germe de possibles conflits. La rivière et son tracé dessinent une frontière naturelle. Le « ici » devient le « chez nous », le « de l’autre côté » chez « les autres »/chez « eux ». Les relations entre « eux » et « nous » peuvent devenir agressives, surtout si la rivière est difficile à traverser et rend problématiques les relations entre riverains opposés (on ne « les » connaît pas) ou si, par le hasard des configurations naturelles, un des côtés s’avère plus riche de potentialités que l’autre et devient objet de convoitise. Mais restons-en à la notation initiale : la séparation. Il y a en nous une dimension animale, et l’espace autour de nous est trop vaste pour ne pas constituer une menace ; c’est pourquoi nous avons besoin d’en isoler un minimum qui soit sûr, que nous considérons comme faisant partie de nous (notre espace vital, selon une formule coutumière). Cet espace s’élargit avec nos progrès physiques, notre insertion dans un champ social, notre épanouissement intellectuel. Cependant, de façon souvent inconsciente, nous nous déplaçons prioritairement au sein de terrains qui garantissent notre sécurité, donc « connus ». Lorsqu’il faut aller au delà nous mettons en place des stratégies parfois complexes : entrainement physique, repérages, étude de cartes, etc. Et dans nos déplacements au quotidien, lorsque nous sommes privés des appareillages qui affrontent pour nous les aléas du chemin, notre corps, nos membres et nos sens, sont très attentifs à toutes les variations physiques : la texture du sol, les pentes, les obstacles rencontrés sur le parcours : roches, ravins, forêts ou rivières. La rivière est toujours un signal. Ce signal, nous pouvons ne plus le « penser » comme une menace (notre mémoire a intégré son existence, son parcours, la présence et la situation de gués ou de ponts) mais notre corps continue à le recevoir comme partage de l’espace entre « mon » côté, et l’autre. Il existe entre « mon côté » et « mon corps » un lien que la rivière ne détruit pas mais rend perceptible : si je la traverse je me coupe de mon terrain de référence, et je sens qu’au retour, pour rentrer « chez moi », il me faudra annuler cette coupure. La traversée cette fois se fera du côté « étranger », manœuvre bien innocente on en conviendra, mais qui ne l’est qu’en temps de paix et si le terrain n’est pas accidenté, ni les conditions météorologiques tempétueuses. Il suffit d’avoir à affronter un torrent impétueux le soir en revenant à la maison quand le matin on avait enjambé, sur un pont aussi léger qu’un décor de théâtre, un paisible ruisseau pour comprendre – physiquement, c’est-à-dire ressentir – concrètement cette coupure. Il suffit de lire quelque récit historique relatant des combats acharnés autour de ponts pour mesurer l’importance décisive que revêtent chacun des côtés de la rivière pour les populations qui les occupent. La seule rivière fait d’une terre deux terres, chacune de ses rives est à la fois refuge et prison. Chacune est : « l’autre côté » mais, pour ceux qu’elle a vu naître : le cœur du monde. A moins que… A moins que ce cœur du monde ne soit pour lui le cœur de l’enfer ! Dans ce cas, « l’autre côté » s’offre comme possible salut, terre promise. Toute altérité est ambivalente : menaçante et  désirable. La rivière est cette ambivalence : chacune de ses rives est l’ici et « l’autre » côté.

L’autre côté

L’axe

La rivière ne scinde pas seulement l’espace en deux, elle le scinde en quatre ! Parce qu’elle indique, par le sens de l’écoulement de ses eaux, une direction, un axe. Il y a l’amont et l’aval, la source imaginée et … difficile à dire. Le début et la fin, à vrai dire, on ne sait trop rien de ce qui amorce et de ce qui achève la rivière qu’on voit devant nous couler. Du moins, si, on le « sait » mais d’un savoir purement intellectuel, abstrait. La plupart de ses riverains n’ont jamais cherché à revenir à la source, le point de départ officiel, de la rivière au bord de laquelle ils cultivent leurs champs ou ont construit leur maison. D’ailleurs les « sources » n’existent que si la rivière offre quelque intérêt touristique, on a fait allusion ci-dessus aux « sources de la Loire ». Et guère plus nombreux sont ceux qui ont vu, au naturel, pas seulement sur photographie, l’endroit où elle disparaît, dans une rivière plus puissante qu’elle, un fleuve, un lac ou mieux encore quelque mer lointaine à laquelle on aimerait rêver. On ne « sait » pas d’où vient la rivière, on ne sait pas où elle va. Mais elle vient, et elle va. D’un côté il faut la « remonter », de l’autre il suffit de la descendre.

La fin

En soi, on le devine, il est plus facile d’explorer son aval : trouvons une barque et laissons nous porter ! Avec le risque de se faire « emporter ». Car les courants, qui confirment ce sens axiologique repéré d’entrée, peuvent varier selon les jours et les heures, les saisons, ils peuvent aussi être tributaires des accidents de terrain.  Descendre la rivière peut être dangereux, ce risque n’est pas certain, mais il fait partie intégrante de ce que nos sens perçoivent et qui porte un nom cruel : la disparition. Quel que soit le champ de vision qui nous soit offert, la rivière « disparaît » toujours ! Et son destin, comme le nôtre, reste énigmatique. On peut laisser jouer son imagination, elle ne pourra éviter d’évoquer le pire. Or le pire est certain : on ignore où et comment, mais la rivière, en tant qu’elle-même, aura une fin. Inutile d’en rajouter : la rivière est un reflet de notre existence.

Elle disparaît

Et le début

Elle l’est doublement : par sa fin annoncée, mais indéterminée, et par son origine, sa complexe origine. Complexe, nous allons y venir. Pour autant c’est au singulier qu’on parle de sa « source », ainsi que, pour chacun de nous, il existe une origine définie : une mère, un père (même inconnu, même réduit à l’état d’éprouvette !). Dans les deux cas observons, avant d’aller plus loin,  la valorisation plus ou moins consciente opérée sur les termes utilisés. La « mère », le « père », la « source », ne sont pas seulement des concepts opératoires, ce sont des images aux tréfonds impénétrables. Tout ce qui naît ici ou là, que ce soit un être vivant, une étoile dans l’infini, un poème, le désir de Roméo pour Juliette, la guerre, la paix, tout dans la bouche de l’un, le cœur de l’autre, trouve son origine dans une « mère », un « père », réclame ici ou ailleurs sa « source ». Ces mots-là et ce qu’ils disent à notre imaginaire et à notre manière de penser nous sont comme consubstantiels. Nous en avons besoin pour parler des débuts. Mais de même qu’une brève incursion dans le champ de la recherche généalogique permet d’appréhender la multiplicité des « origines » d’un unique individu (et lui ôte, s’il en a la tentation, l’envie de se vanter de ses « racines » dont il s’aperçoit vite qu’elles déploient de telles ramifications qu’elles ne sauraient être rattachées à une seule « famille », une seule terre), de même la singularité du mot « source » apparaît comme un leurre. D’où vient la rivière ? De points d’eau épars, ici jaillissant, ici souterrains, soudain rassemblés, parfois se cachant, parfois émergeant en un filet timide. « La source » de la rivière est multiple et, en soi, inatteignable. Reconnaissons-le : ce mystère ajoute à sa puissance.

Source… de lumière

Naître est de tous les phénomènes le plus extravagant. La mort ne fait que confirmer, en la détruisant, une présence, quand naître l’installe. Notre culture appelle cela « Nature ». La nature est ce qui naît. Les origines confuses de la source de la rivière nous incitent à accepter cette simple évidence, et notre appartenance à un ordre qui échappe à tout discours moral et hiérarchique (quand la nature « parle », cherchons l’homme qui lui prête sa voix !). Il n’est de « source » qu’infiniment plurielle. Or l’origine contient la fin : ainsi la rivière se perdra-t-elle dans d’infinis réceptacles, avant de rejoindre, comme Perlette Goutte d’eau ces nuées dont elle s’échappera tantôt. A défaut de lire de prétentieux et fallacieux traités de métaphysique, revenons en toute simplicité aux contes de notre enfance. Comme l’axe dessiné par la rivière ils n’expliquent pas, ils vont.

Le bon sens

Pas plus que la rivière ne nous dit quel est le bon côté, la bonne rive, l’axe qu’elle dessine d’amont en aval ne nous dit pas quel est le bon sens. Nous l’avons vu : descendre paraît le plus facile, non sans risque cependant. Il est vrai que si la contemplation du fil de l’eau nous incite à la rêverie elle excite en nous le sens pratique. Cette force agissante il est possible de la mettre au service de ses loisirs, ou de son labeur.

Le jeu

Enfant on lui confie son jouet, le plus souvent une simple branche, un bouchon, n’importe quoi qui flotte et puisse s’échapper. On court, Maman, mon bâton, mon bateau, maman n’y peut rien, il vaut mieux, le jeu c’est ça, le voir partir, malgré soi,  ce petit bout de rien, ce petit bout de soi qui réussit ce qu’on aimerait tenter, seulement tenter : s’échapper, disparaître. Plus tard, le petit bout de rien on le chevauchera, ce sera une barque, un canoë, et l’on fuira aussi. Avec lui. La rivière porte tout, si son débit le permet, même la nostalgie de sa propre enfance. A ce détail près qu’on aura tout prévu, on paiera même pour s’il le faut, la coulée vers l’inconnu, les colères de l’eau, la peur et la sortie par la petite porte, parce que le trajet de la rivière on ne le suit jamais jusqu’au bout. Sauf si l’on est soi-même à bout, mais ce n’est plus du jeu, c’est la vie et la mort, c’est l’axe de la rivière quand on le prend au sérieux. Le chemin vers disparaître.  

Les jeux semblent pour la plupart conçus autour d’un même principe : la répétition (en ce sens ils se différencient de la vie réelle : chaque expérience vécue porte sa marque spécifique, on peut noter des ressemblances mais ce serait courir grand risque de confondre deux moments, deux situations, deux rencontres). Dans le jeu au contraire, on prend les mêmes et on recommence, les mêmes dés, les mêmes règles, le même terrain. Le plaisir du skieur est de descendre la piste qu’il vient de remonter à l’aide du remonte pente, la descente achevée, il recommence. Ainsi le canoéiste descendant sa rivière. Il va tirer son canoë sur le bord de la rive, le faire remonter par un quelconque véhicule, et reprendre sa descente au début !

Le jeu n’est pas tout d’ailleurs, le bucheron sait se servir aussi du courant, du bon sens du courant, pour confier à la rivière des troncs d’arbre qui lui auraient demandé tant d’efforts s’il avait fallu les tirer à travers bois, ou tant d’argent pour les convoyer par la route. Très bien ! Aller dans le sens de la marche… le bon sens, c’est la descente. Il est possible d’abonder mieux encore dans cette interprétation en observant l’art des jardiniers tirant l’eau ici, par le biais de canaux, afin d’irriguer leurs jardins, avant de rendre un peu plus bas à la rivière son eau, à peine usée. Ni vu ni connu. Et les usines à soie, les moulins de tous ordres, profitent de cette même énergie, gracieusement offerte. Inutile de chercher un recensement exhaustif, on a saisi l’idée.

A contre-courant

Dans le même temps, l’image du nageur qui nage « à contre courant », du personnage qui « rame », sans complément direct, parce qu’il ne va pas dans le sens de l’histoire, nous conforte dans ce jugement que, sur l’axe tracé par la rivière, un seul a de la valeur. C’est aller vite en besogne. D’abord parce qu’il n’est jamais vain d’explorer une rivière en son amont. Rappelons-nous ces vieilles hantises : ne sachant quelles terres traversait leur rivière avant d’atteindre leur village, nos ancêtres craignaient tout, qu’une population malveillante empoisonne l’eau devenue ainsi poison pour les hommes et les bêtes, que des plantes nocives jouent le même rôle, que des arbres, des amas de boue viennent obstruer le lit et détournent au profit d’un autre territoire ce flux générateur de vie. Remonter  le courant est parfois plus qu’utile, nécessaire, aussi bien pour se rassurer que pour aménager les berges, se protéger ainsi de quelques risques, voire exploiter quelques avantages ignorés.  Peut-être vient-elle de ce souci assumé, l’image, contraire à celle évoquée plus haut, qui rend hommage à ceux qui acceptent d’aller à contre sens, de lutter contre le sens commun. Aller à contre courant ce peut être le signe d’une indépendance d’esprit, la preuve d’un courage et d’une obstination propres à produire des effets profitables à tous. Toujours est-il que, s’il faut chercher « la source », l’origine, d’une rivière, d’un problème ou d’un état positif, il faut accepter l’idée de « remonter » le courant, et se donner de la sorte le moyen de comprendre comment et pourquoi il devient ce qu’il est. Pour exploiter au mieux un bien, il faut en connaître la nature. C’est en remontant le courant, c’est en remontant l’histoire, c’est en observant et étudiant ce qui permettait la présence même de la rivière mais nous était masqué par elle que, paradoxalement, nous pouvons progresser. Prendre le bon sens, en l’occurrence, consiste à marcher à reculons ! Mais, à bien analyser la chose, nous venons de changer de registre. De l’espace nous venons de passer au temps.

Elle passe et ne passe pas

Le même et l’autre

Le temps aussi posé dans la rivière, qui passe et ne passe pas, comme l’espace coupé par son milieu, avec elle et dans le même élan, il s’écoule. Et demeure.

Sous le vieux cimetière elle a son lit. Ils furent enfants jouant sur sa rive, plus tard prirent son eau pour le jardin, pour les bêtes, se rafraîchirent un soir, se reposèrent l’après midi dans la fatigue du vieil âge, et s’en allèrent. Allez savoir si le curé n’avait pas béni une burette d’eau puisée en elle de toute urgence avant l’ultime prière. Ils vécurent à son côté, ceux dont les noms, pauvres noms sans visages, désormais écrits sur les tombes avec les dates, mettent l’histoire à plat, puisque la première ligne exige la dernière et que celle-ci efface tout. Elle fut, la rivière, avec le père, elle fut avec le fils puis le fils du fils et ainsi durant les siècles. Dans sa fraîcheur vinrent les fillettes aux pieds menus, et les bâtisseurs de barrages, pierres et branches mêlées. Ils s’étaient vus héros et plier sous eux le monde : les voici tremblants et frêles, parce qu’elles leur laissent espérer, dieu sait, un baiser. Les filles et les garçons, les baisers, combien ? Près de la rivière ? Combien, dans la chaleur de l’été, et cette ombre humide ? Combien le soir ? Nuits obscures, nuits de pleine lune. Combien de baisers, de billets échangés, de sanglots aussi pour des rendez-vous non tenus ? Elle a côtoyé, la rivière, des cieux lourds, les guerres, le garde enjambait la passerelle avec le papier bleu qui portait le nom et le jour et l’heure où « ça » s’était passé pour avertir les familles dans les coteaux là-bas. Et sur la même passerelle dansèrent les noces, les baptêmes, le retour du printemps, la farandole insolente des vies renouvelées. Déjà vingt ans ? Que tu es belle. Déjà si longtemps. La mémoire se perd, le vieil arbre est tombé, on a bâti un mur où il s’évasait, les oiseaux se sont tus orphelins des ombrages.

Et la rivière. La rivière, toujours. La même rivière.

Jamais la même, la leçon d’Héraclite est devenue lieu commun. Un lieu commun pour dire le temps qui passe : les mots s’amusent à nos dépens.