Le mas du Barret

Michel Sima, passeur d’art, passeur d’âmes

(Ci-dessus : dépliant mairie d’Aubenas 07 Annonce exposition)

Par Jacques Roux

Passeur d’art, passeur d’âmes

La destinée de Michel Sima est peu commune. Il participa à l’explosion artistique qui, des années 30 aux années 60, fit de Paris la capitale des arts et, dans le même temps, fut happé par la tragédie du siècle : Juif et « étranger » il fut arrêté par la police pétainiste, puis déporté, alors qu’il se trouvait en zone dite libre et exposait à Cannes avec Picabia. Si, de sa place dans l’élan artistique qui vit se côtoyer les plus grands noms de l’art contemporain, son œuvre témoigne, particulièrement les portraits qu’il fit de ses amis créateurs, de la terrible épreuve que fut cette inique arrestation et la terrible expérience du camp concentrationnaire, il transparaît peu, sinon rien (d’affirmé) dans son propos et ses travaux. Comme s’il avait confié à son corps seul la mission de prendre sa souffrance en charge afin de protéger sa capacité de création et son ouverture aux autres.

Dès 1929, à Paris, il étudie à la Grande Chaumière le dessin et la sculpture, s’initiant dans le même temps à la photographie qui deviendra l’un de ses premiers gagne-pain et lui permit, après Auschwitz, d’accéder à la notoriété. Il devint l’élève de Zadkine, rencontra Cocteau, Eluard, Ernst, puis Desnos, Brancusi, Picasso, Chagall, Braque, étoiles alors naissantes qui marquèrent l’époque et pour la plupart posèrent pour lui ou accompagnèrent son travail. Une sorte de légende dorée de l’histoire de l’art dont on trouve un écho dans le montage qu’il réalisa en 1959 pour la couverture de son ouvrage : « 21 visages d’artistes ».

Pour les détails sur sa biographie, nous renvoyons nos lecteurs au texte rendu public par son fils : https://www.michelsima.com/fr/biographie/).

 Il y a sans doute une vraie cruauté dans le fait qu’aujourd’hui (mais il faut retenir que l’Histoire rebat les cartes en permanence : aucun jugement n’est jamais définitif) on s’intéresse prioritairement à lui pour les clichés qu’il a réalisés d’artistes plus connus que lui : Chagall, Matisse, Picasso et tant d’autres, oubliant le reste de son œuvre, à laquelle l’exposition d’Aubenas – qu’on peut considérer comme fondatrice – rendait justement hommage. Il n’empêche : cette partie de son travail, une encyclopédie intime et empathique de la population artiste, mérite tous les éloges. D’abord parce qu’elle sert l’histoire de l’art en mettant côte à côte, pour la postérité, le visage des créateurs et la représentation de leurs créations. Je ne suis pas loin de penser que Sima se situe ici dans le droit fil de ce que j’écrivais il y a peu de Fantin-Latour. Pour eux deux, l’art n’existe pas en soi, les œuvres d’art (ne) sont (que) le fruit de personnes concrètes : pas de peinture sans peintre, pas de Don Giovanni sans Mozart ! En montrant œuvres et hommes mêlés, il prend parti et rend à l’activité artistique son authentique noblesse, qui n’est pas dans les nuées, qui n’est pas pure entité abstraite : si elle atteint des sommets, de beauté, d’intelligence, c’est parce que cette beauté, cette intelligence, se trouvent effectivement en certains hommes. Et qu’ils sacrifient leur vie parfois pour les arracher à leur propre finitude et les offrir à autrui. Bien sûr, et les médias nous le rappellent chaque jour, il y a dans d’autres hommes, hélas plus nombreux, tout le contraire… Tant pis ! La galerie de portraits offerte par Michel Sima préserve l’espoir de voir un jour, dans dieu sait quel millénaire, l’humanité s’accomplir enfin. Généreuse et ouverte au meilleur.

On peut rêver.

En 1959 Michel Sima publiait donc ce « 21 visages d’artistes » qu’il portait en lui depuis des années. L’ouvrage a, pour l’instant, disparu des librairies. J’ai le bonheur d’en posséder un exemplaire, offert par Pierre Sima, le fils (ce qui vaut en quelque sorte adoubement : une porte ouverte sur l’univers de son père) ; par son biais aussi, et celui de Jean-Luc Meyssonnier (qui accompagna longtemps les errances créatives de Michel Sima dans la campagne ardéchoise avant de traduire dans son laboratoire les potentialités des nombreux négatifs qu’il avait laissés derrière lui) nous savons que l’auteur  était déçu du rendu de ses photographies dans le livre. Ses noirs et blancs manquaient de la profondeur, du contraste, de l’intensité qu’il avait « vus », au moment de la prise. Les tirages, incontestablement, ne rendaient pas assez compte de la présence, de l’aura, de ses modèles. Michel Sima était assez bon photographe pour en juger. Il n’avait pas tort sur le fond et les tirages réalisés ultérieurement par Jean-Luc Meyssonnier, montrés entre autres à l’exposition d’Aubenas, l’ont confirmé plus tard.

Pour autant, cet album reste un objet prodigieux. Sima l’avait conçu comme on conçoit un puzzle, chaque pièce prévue à sa place (solitaire, isolée) et servant à composer un ensemble signifiant. Les quatre pages de garde sont dues, les deux premières à Jacques Villon, un des géants de la peinture du XXème siècle, dont l’héritage est loin d’avoir été épuisé, les deux dernières à Foujita (un nu superbement classique et délicieusement érotique). Des réalisations originales offertes à Michel Sima ! Qui pourrait se vanter de pareil cadeau ? Et ce n’est pas tout : Jean Cocteau lui-même assurait la préface. J’en cite, pour le plaisir, les lignes conclusives : « Vous eûtes, mon cher Sima, une noble idée de prendre au vol des visages qui devinrent gueules magnifiques à force de se battre avec les monstres vomis par eux comme le glaive des archanges de l’Apocalypse, et de nous les présenter dans le labyrinthe (l’atelier d’artiste ! Note du rédacteur) où nous sommes partagés entre la peur de rencontrer le Minotaure et le désir fou de l’apercevoir ». Je précise en outre que chacun des 21 créateurs photographiés fait l’objet d’une notice, rappelant les moments clefs de leur carrière, le titre des œuvres visibles sur les clichés, et ajoutant quelques commentaires qui manifestent autant le respect de Sima pour ses modèles que sa propre richesse intellectuelle et morale. Il suffirait de citer les mots avec lesquels il conclut l’encart consacré à Jacques Villon : « Jacques Villon est un magicien de l’éternel », ou celui sur Chagall : « La vieillesse de Chagall est une ascension vers la lumière », mais toutes les notices sont remarquables de justesse et apportent des éclairages instructifs (telle celle sur Derain, dans laquelle Sima s’appuie sur Apollinaire), ou témoignent de sa pudeur (ainsi celle sur Picabia, son ami, dans laquelle il s’efface derrière Breton au moment de conclure).

Et quand on regarde les photographies, même en tenant compte des réserves exprimées par leur auteur, on est tour à tour séduit, fasciné, amusé. Ces hommes-là, ces œuvres-là, c’est tout de même la quintessence de ce que le monde artistique a produit de plus novateur au XXème siècle. Sans compter que, réunis autour du « Polonais » Smajewski, outre les Français de pure souche comme on dit dans les libelles ségrégationnistes, se trouvaient ici deux Espagnols, deux Russes, un Hollandais, un Japonais… Tous devenus stars de la galaxie artistique mondiale et installés à Paris. Au cas où l’on en aurait douté Michel Sima avait une vision de l’humanité dépassant tous les clivages, idéologiques  (il fait se côtoyer Derain et Fernand Léger) ou nationaux. L’activité artistique n’est pas cosmopolite, elle est l’essence même de l’être humain, cette « poussière d’étoiles » (Sagan/Reeves) qui a réussi à faire parler la Nature même.

Il faut voir, page 9 le beau visage de Georges Braque, pris en contre plongée, fixant l’objectif (donc notre regard) droit « dans les yeux ». Il faut voir, page 27 les belles – et célèbres – mains de Jean Cocteau se démultiplier près d’un masque japonais, il faut voir page 44 le doux et souriant Raoul Dufy posant tranquillement en pantoufles près de sa « Rue pavoisée ». Il faut voir le sourire esquissé, un rien narquois, un rien las, un rien complice de Matisse (page 93) ou le regard hypnotique de Picasso (sur toutes les vues le représentant).

Il faut aussi, et encore, observer que chacun, du plus sauvage, Utrillo, au plus dandy, Van Dongen, a accepté de fournir une page écrite de sa main, traitant de « n’importe quoi » selon la formule de ce même Van Dongen qui ajoute : « Vous êtes servi » !!! Une page manuscrite autant dire un petit tour dans l’intimité de ces grands hommes, au plus près de leurs soucis, de leurs ambitions, de leurs rêves. La plupart accompagnent leur propos d’un petit dessin original. Oui, aussi « raté » puisse-t-il être considéré, cet album est une mine inépuisable de trésors inattendus.

Pour terminer, je voudrais revenir sur ce fait, fondamental : Michel Sima fut d’abord et, tout en développant son activité photographique, est resté, sculpteur. Cependant les mots ne permettent pas toujours de toucher le cœur de l’idée visée : il serait plus juste de dire qu’il fut, et reste pour sa postérité, un « inventeur de formes ». Ses dernières œuvres utilisaient comme matériaux des pierres ou des branches d’olivier ramassées au détour d’une de ses promenades inspirées : plus que beaucoup d’entre nous il avait conscience de vivre dans un univers habité. Ici ou là une feuille, un tronc d’arbre abattu par la foudre ou vaincu par le gel, une pierre, lui « parlaient ». Comme si, d’une certaine manière, ses pas avaient été guidés par leur présence discrète, comme s’il y avait eu ici une sorte d’attente à laquelle il devait répondre en ouvrant sa poche ou son sac, pour offrir à cette voix jusqu’alors inaudible la garantie d’une écoute, pour offrir à cette forme larvée la promesse d’un retour à la visibilité. Le sculpteur « travaille » la matière, les sculptures de Sima (il est aujourd’hui quasi impossible d’en voir) semblaient être le produit d’un jeu, un jeu libre et joyeux, l’artiste n’étant que le partenaire de l’être en devenir prisonnier du support qu’il avait choisi. Ainsi en fut-il, ses dernières années, avec ses récoltes de randonneur : le bois, la pierre devenaient sur sa table ce qu’ils devaient être et qu’ils ne savaient pas, devenaient ce que nous n’aurions pu percevoir sans lui et que nous n’aurions pas, sans lui, réussi à comprendre : qu’ils étaient nos partenaires dans le vaste univers, nos compagnons de route dans le gouffre du temps. Entre l’Univers et nous, que cet univers soit celui des poètes de la plume, du pinceau, de la sculpture, ou celui plus englobant dans lequel nos existences émergent avant de se disperser, Michel Sima aura joué le temps de sa vie tourmentée le rôle d’un passeur d’art et de passeur d’âmes. L’âme de tous les créateurs qu’il a approchés et l’âme de ces objets de nature, qu’on dit inertes, et qui par lui rejoignirent le monde palpitant et volatile de notre conscience. 

Note : Au cas où nos lecteurs regretteraient l’absence d’images, je préciserai que la question des droits concernant les photographies de Michel Sima est devenue pour l’usage commun « problématique ». Je renvoie donc les plus curieux à la page Google images de « Michel Sima ». Ils pourront voir tout ce que j’évoque, quitte à ce que ce soit parfois en miniatures, et ne me sens pas en droit de représenter. Les clichés illustrant l’article sont issus du document produit par la Municipalité d’Aubenas pour l’exposition de 2020, exceptée la reproduction du livre édité en 1959 par Nathan « 21 visages d’artistes ».