Le mas du Barret

Gaby Beaume Le dessin comme on cultive sa terre

Par Jacques Roux

Ici : Ardèche du Sud. Pays d’Aubenas pour faire court. L’accent « d’ici », justement, s’entend dans sa voix, se lit sur son visage, buriné comme le sont les visages des paysans qui lui servent de repères et de modèles. Parce qu’outre sa vigne il faut parler de ses oliviers ! Vigne, oliviers, dans le Sud, cela vaut signature. Terre sèche, rocaille, pentes, soleil, une attention permanente, (vent, température, et mille petits détails dont, citadin, on n’a pas la moindre idée), avec le risque à chaque instant que tout bascule, grille, gèle, soit perdu. Peut-être est-ce ici qu’il faut chercher l’origine de la modestie extrême de Gaby Beaume concernant son activité artistique : le paysan s’applique, s’épuise, la réussite n’est jamais acquise, mais lorsqu’elle arrive, si elle arrive, sa fierté est toute intérieure : il ne va pas chanter sur les toits ni auprès des folliculaires comme dirait Brassens, la beauté, la saveur de ses olives, ni le fruité ou la rondeur de son vin.

Or les qualités qui sont les siennes quand il est « dans ses terres », Gaby Beaume les met en œuvre lorsqu’il s’applique sur la planche à dessin, précis, méticuleux, concentré. Sans doute retrouve-t-on alors les conseils qu’il donnait à ses élèves, puisqu’il fut professeur d’arts plastiques : on lui doit la naissance de bien des vocations et chez beaucoup la compréhension de ce que peuvent être une activité artistique et la nature d’un métier d’art. On lui doit aussi  – avec ses élèves et l’aide de son établissement, le lycée technique Astier d’Aubenas – un monument impressionnant, qui accueille les visiteurs arrivant à Aubenas par la route de Montélimar. Cette œuvre gigantesque (à peine moins de 15 m de hauteur et de largeur) n’est pas seulement un « chef d’œuvre » au sens traditionnel du terme, mais aussi une petite merveille d’intelligence puisque, si l’on prend le temps d’en interroger le subtil dessin et son élan dans l’espace, elle chante les vertus de l’idée d’Europe. Idée significative pour Aubenas qui fait claquer au vent, à tous ses points d’accès, les drapeaux des pays d’Europe qui abritent l’une de ses villes jumelles.

Mais le monumental n’est pas l’essentiel du travail de l’artiste Gaby Beaume. Pas plus que la peinture. Il faut avouer qu’on peine à en juger objectivement : il ne montre pas ses tableaux. Il est possible cependant de juger de son goût et son sens de la couleur en observant une couverture créée pour un ouvrage édité par la FOL Ardèche.

L’essentiel – nous dirons donc : pour l’instant – c’est le dessin. Gaby Beaume est un dessinateur sans équivalent. Le trait chez lui est d’une pureté difficile à définir parce qu’il semble venir d’ailleurs, sans effort ni souci de paraître, une sorte d’épure a priori qu’un dieu créateur un rien trop distrait aurait oublié sur la table après son départ. Il suffit de contempler ces deux « vues » d’Aubenas pour comprendre. Le dessinateur ne cherche pas l’effet, ne fait pas parade, mais ce qu’il offre au regard est ce qu’il peut y avoir de plus élégant, esthétique, musical, dans cette ville du sud de l’Ardèche qui semble ne pas savoir qu’elle abrite de merveilleux bijoux. Les dessins de Gaby Beaume lorsqu’ils représentent, comme ici, la vieille ville albenassienne avec son château, ou un château isolé, ou un village, semblent en retenir et isoler la quintessence architecturale et, comment dire la chose simplement, la symbolique. Ainsi Aubenas jumèle une sorte de fierté tout autant aristocratique que petite bourgeoise (c’est une ville de commerçants) : elle se dresse sur son rocher comme un coq face à sa basse cour, on aimerait s’en moquer, on ne peut pas : elle a « quelque chose » qui la magnifie. Le dessin de Gaby Beaume a saisi ce « quelque chose ».

L’art de la synthèse, la capacité à saisir le détail visuellement signifiant, une habileté technique indiscutable, il y a tout cela dans la manière de dessiner de Gaby Beaume, sans que ce soit tout : il faut ajouter une sorte de malice, le souvenir attendri et l’éloge d’illustrations pour livres d’enfants, et la mémoire d’illustres devanciers (Dürer possiblement et bien d’autres)… On voudrait pouvoir décrypter cela et en même temps, on le sait bien, c’est inutile : autant disserter sur le chant d’oiseau qui accompagne votre petit déjeuner ou le rayon de soleil qui vient subrepticement dorer le verre que vous venez de vous servir : il faut prendre les miracles pour ce qu’ils sont.

Et se taire.

Mais il ne faudrait pas réduire la manière de Gaby Beaume à ces œuvres troussées d’une plume légère et inspirée. Il en est d’autres, plus chargées, non pas moins élégantes (le sentiment est que cette élégance, mot pris à défaut de trouver mieux : il rassemble au moins les idées de simplicité et de tranquille efficacité, est consubstantielle à son œuvre) mais plus évocatrices de la vie concrète, moins éthérées en quelque sorte. Le plus souvent ce sont des dessins qui installent l’homme dans son décor, comme ce berger conduisant un troupeau sous la neige. Référence à la dure existence des éleveurs du plateau ardéchois et aux récits d’André Griffon à qui Gaby Beaume offrit l’écrin d’une mise en page éclairante (mais sachant rester discrète) et quelques uns de ses plus étonnants dessins. L’occasion de dire que « Le pays violet » (voir nos publications des 4 et 8 juillet 2021) est sans doute le plus abouti des ouvrages d’André Griffon ; l’accompagnement de Gaby Beaume y est si pertinent et adéquat qu’on se prend à penser à ces duos de jazz où chaque intention de l’un est soutenue, amplifiée, transcendée, par l’intervention de l’autre. Certes la vie de leur duo (comme souvent d’ailleurs dans le monde du jazz) ne s’est pas très bien terminée ; les hommes sont les hommes, mais ce qu’ils créent parfois les dépasse. Il est probable qu’ils le sentaient dès le début : « Le pays violet » les unit indissolublement. N’oublions pas de noter que certains dessins révèlent l’humour de leur auteur, un humour affectueux, jamais méprisant : ce sont les gens de son pays qu’il représente, un peu lui-même d’une certaine façon. Ainsi ce « clintonneux » qui ne fait plus qu’un avec sa vigne.

Il serait dommage d’achever cette esquisse de présentation, elle aura un prolongement, sans faire allusion à l’adhésion de Gaby Beaume aux idées « de gauche », terme à la signification quelque peu brouillées ces temps-ci, mais qu’il faut replacer dans une logique allant du Front populaire de 1936 à l’Union de la gauche de 1981. Il faut également se souvenir que Gaby Beaume est né en 1939, à une époque que les imbéciles qui hurlent à la dictature le samedi après-midi avant d’aller benoitement chez eux vérifier si la télé a rendu compte de « la manif », feraient bien d’étudier de près. De quoi forger dans l’âme d’un enfant un certain nombre de convictions et, pour le moins, le refus du fascisme.

Cette image complexe et émouvante résume mieux que tout discours sa façon d’aborder le problème politique. Il y dénonce à la fois l’exclusion et la discrimination totalitaire. On le voit aux baraques, aux barbelés, à l’étoile jaune (qui ne signale pas un refus de vaccin mais désigne un être qu’on va exterminer !). On le voit également à l’allusion (toujours l’élégance : ne pas enfoncer le clou) au slogan nazi qui ornait le portail d’entrée des camps de la mort : « Arbeit macht frei », le travail rend libre. D’autres ont exploité ce slogan ailleurs, sous le couvert d’une idéologie prétendument révolutionnaire. Avec les mêmes terribles effets. Je veux y voir d’ailleurs la source des difficultés relationnelles de ce talentueux dessinateur avec quelques uns de ses « amis/ennemis » politiques. Qui ont plus pensé à exploiter son talent et son travail qu’à le mettre en valeur et, surtout, se contentaient de schémas idéologiques préformatés qui leur permettaient (leur permettent encore) de trier les hommes : le bon côté étant évidemment le leur. Gaby Beaume, autant qu’il m’ait été donné d’en juger, avec ses coups de gueule, ses colères, ses éventuels entêtements (mais qui échappe à pareils défauts ? Personne ne vit comme une image !), retrouve toujours en lui, jamais très loin, le fonds généreux qui le pousse aussi bien vers les siens que vers ceux qui, même différents, peuvent avoir besoin de lui. A sa façon (que je comparerai à sa pratique du garage : comment on arrive à redémarrer un vieux moteur grâce à de la patience, de l’obstination, un rien d’optimisme et quelques bricolages savants ou hasardeux), il conserve le réflexe de chercher des « arrangements », de faciliter des accords ou des réconciliations. Gaby Beaume n’a rien d’un doctrinaire, c’est un homme de chair, de sang et d’art qui nourrit sans doute le rêve de dessiner la vraie vie (matérielle et charnelle) comme il le fait sur le papier, quand il est seul devant sa table et qu’il peut sans contrainte chercher le trait le plus pur.

Faisant ainsi du monde, si brouillon, confus et brutal, un dessin « Gaby Beaume » tout d’harmonie, tout de lumière…

Et d’élégance !     

Gaby Beaume a signé la maquette de « Ardèche douce-amère » et « Le pays violet » d’André Griffon, qu’il a aussi illustré. Il a offert nombre de ses dessins à la Fédération des Œuvres laïques de l’Ardèche (pour son mensuel « Envol ») et illustré ou maquetté quelques uns de ses ouvrages, comme « Pas si simple » de Joseph Raoux, sans doute encore disponible auprès de cette institution.