Le mas du Barret

L’art… funéraire (au cimetière de Saint-Vérand) 2

2 L’idée de beauté

Par Jacques Roux

Un cimetière n’est pas un musée, surtout en zone rurale, cela va de soi. Si les célèbres cimetières parisiens comme celui du Père Lachaise ou de Montparnasse regorgent de statues et d’objets décoratifs divers (au goût parfois discutable), ce n’est pas le cas à Saint-Vérand, cependant un seul coup d’œil permet de repérer que la question du beau s’est posée en même temps que s’est imposée la nécessité d’accueillir les disparus. Il suffit de penser à l’élimination récente de la « Cabote » qui abritait les outils des employés municipaux chargés de l’entretien, érigée dans la plus pure tradition rustique locale et indéniable vestige des arts et traditions populaires (pour reprendre une formule traditionnelle), rejoignant ainsi la plupart des bâtisses ou aménagements proposés dans toutes les campagnes françaises. Il est clair qu’à Saint-Vérand ce critère n’a même pas été aperçu, mais on doit constater que l’espace libéré, pour faire place à une nouvelle tendance sociétale : le « jardin du souvenir », a été aménagé avec le souci évident de « faire joli ». Un joli un peu ringard, style éthéré à la mode « écolo post new-âge », qui prévaut dans certains jardins publics ou privés. Peu importe. La volonté était de ne pas seulement fournir un espace désormais obligé, mais d’en faire quelque chose de « beau », c’est ce que nous retiendrons.

Ce souci de « faire du beau » a sans doute été partagé par toutes les familles qui ont eu à accompagner un des leurs au cimetière. Et quand financièrement on était empêché de mettre pierres, stèles, croix à sa convenance, on ne s’efforçait pas moins de bien nettoyer la tombe et si possible de l’orner de quelque fleur, peut-être cueillie dans le pré voisin. Je n’oublierai jamais, pour ce qui me concerne, la déclaration gorge nouée que me fit, en son temps, Félicien qui creusa la tombe de mon père, qu’il aimait : « Tu sais, je lui ai fait un beau trou ». Le beau vaut hommage.

Nous comprenons dans le même temps (l’élimination de la cabote pour installer une flamme éthérée en est un signe flagrant) que ce souci d’ordre esthétique s’inscrit dans un contexte historique : l’époque donne sa forme aux exigences, aux attentes, aux vœux. A Saint-Vérand on voit se côtoyer des tombes à l’ancienne : stèles de pierre, croix de fer forgé, ou de ciment, et récentes : granits de couleur pastel, aux formes souvent arrondies, sans crucifix ostentatoire. Le goût a changé, le sentiment religieux est sans doute moins prégnant, les familles cherchent, pour abriter leurs proches, moins de rigide austérité, plus de tendresse, de douceur.

 

Ce formatage historique se repère parfois de façon caricaturale. Ainsi à Saint-Vérand subsiste-t-il quelques tombeaux dont la structure s’inscrit dans le droit fil des bâtiments officiels qu’on construisait dans les années 40 : une sorte de mix entre le souvenir encore vif du modern style, qui ouvrit la voie à une architecture nouvelle, et la présence d’une manière de faire, et de penser, un brin matamore, amalgame du respect revendiqué de valeurs morales traditionnelles et d’une volonté de puissance inspirée des empires antiques.

Plus souvent il se découvre au hasard du cheminement. Parce qu’il s’agit moins alors du tombeau lui-même que de la tentative de lui donner un cachet particulier, s’inspirant de styles historiquement connus, comme les arcs plein cintres des églises romanes ou les arcs brisés et en accolade des lieux de culte gothique, ou bien tout simplement, à la demande des familles ou proposées par les artisans d’alors, des dessins, des décorations qu’on pouvait tout autant trouver sur des napperons, des rideaux, voire des murs peints. Le lieu, le cimetière, l’emplacement, sur une tombe, donnent à ces formes une puissance  d’évocation spécifique : elles rappellent pour les premières, la présence du religieux dans toute cérémonie funéraire, et les secondes le lien indéfectible qui rattache les morts aux vivants. Quelques fleurs tenues par un ruban pouvant évoquer un paisible sentiment amoureux, deviennent ici preuve d’un attachement indéfectible à la personne disparue.

On voit bien ici (1ère image : une tombe saint-vérannaise) le lien formel, le rappel esthétique de l’arc roman, et sa signification : tous les noms inscrits dans le cadre ont désormais rejoint un lieu « hors lieu » qui ne dépend plus que de la puissance divine. Mais ce même signal esthétique peut servir, et alors c’est une autre dimension qui apparaît, celle d’universalité, à présenter à tout un chacun les « Droits de l’Homme ».

Ailleurs, c’est le gothique qui est évoqué avec ses arcs en accolade et ce sentiment d’apercevoir, au détour d’une allée de ce modeste cimetière une fenêtre de cathédrale ou un tableau de Simone Martini :

Les roses de pierre dont nous avons parlé il y a quelques semaines s’accompagnent souvent d’autres fleurs, anémones en particulier, de fruits, de feuillages et de rubans noués : motifs que les jeunes filles brodaient autrefois, à la maison, preuve que leur élégance et leur symbolique avaient une place à part dans l’imaginaire populaire. Preuve aussi que ces motifs ornant des tombes avaient pour mission première d’embellir le lieu du dernier séjour terrestre du défunt. 

On pourrait soi-même à l’infini broder autour de ce thème : qu’il se présente sous sa forme la plus élaborée ou la plus naïve, l’art a toute sa place dans un cimetière. Quoi que la nouvelle doxa puisse prétendre, les hommes ne sont pas tout à fait des animaux comme les autres. La mort elle-même ne les ampute pas du besoin de jouer des formes, des couleurs (et des sons, qu’on pense à tous les « Requiem » du répertoire classique) et des symboles.

Il nous plaît d’arrêter ici cette petite promenade (que tout un chacun pourra prolonger à volonté, in situ), en choisissant sur deux tombes que près d’un siècle sépare, deux images marquées du même sceau, celui du Christianisme.

L’une inspirée d’un des thèmes les moins souvent exploités du parcours humain de Jésus : celui de la nuit qu’il passa en solitaire dans le jardin de Gethsémani, nuit d’angoisse, agonie consentie. L’autre, évocation de la croix – qui dans ce même cimetière garde une place monumentale – ici simplement et comme modestement esquissée, en creux. C’est le cas de le dire.

Deux manières d’affronter la mort, la nôtre, celle des humains, à travers celle d’un dieu, deux manières d’en transcrire la cruelle réalité glissant de la représentation à l’évocation, du réalisme à la quasi abstraction. Mais avec une semblable motivation, une même conviction (que la coloration religieuse ne doit pas, malgré son évidence, occulter) : là où l’homme fut reste ce qui le distingue absolument de tous les êtres de nature.

Il a inventé l’idée de beauté.

Une idée qui devient en quelque sorte sa signature concrète, même ici, où se perdent à jamais les traces de son existence.