Le mas du Barret

Saint-Victor à Saint-Vérand : une église oubliée ?

par Michel Jolland

Comme nombre de villages du Sud Grésivaudan et d’ailleurs, Saint-Vérand a beaucoup changé au cours des cinquante dernières années. Plusieurs zones pavillonnaires ont vu le jour, la population a doublé (839 habitants en 1968, 1727 en 2015 selon l’INSEE), elle s’est également et très logiquement diversifiée. Peu à peu la mémoire collective du « Saint-Vérand d’autrefois » s’estompe. Rien d’anormal à cela :  comme ce que nous avons sous les yeux, ce qui se niche dans notre mémoire, individuelle ou collective, est à la fois le résultat du passé et une étape dans le cours des choses. D’ailleurs, certains éléments n’ont pas attendu les évolutions sociologiques récentes pour disparaître totalement des souvenirs et du discours des saint-vérannais.

Quelques habitants ou anciens habitants savent que le lieu dans lequel se trouve le cimetière actuel se nommait autrefois « Saint-Victor ». Ce toponyme, absent du cadastre napoléonien de 1830, apparaît cependant dans certains documents d’archives tels par exemple que le relevé géométral de l’ancien domaine seigneurial de l’Arthaudière, établi en 1825, et une délibération du conseil municipal de 1832 relative à l’achat du terrain destiné précisément à devenir le cimetière du village. Mais si le toponyme est toujours présent dans quelques rares documents et dans quelques mémoires, personne, nous avons pu le constater au moment de diverses manifestations ou publications consacrées au cimetière de Saint-Vérand en 2016-2017, personne ne se souvient qu’à l’endroit même où s’étend aujourd’hui le cimetière du village se trouvait autrefois une église placée sous le vocable de Saint-Victor.

Saint Victor chevauchant

A notre connaissance, celle-ci apparaît pour la première fois dans un hommage de 1365, « sous le Pontificat du très Saint Père Urbain V » est-il précisé. Le 12 mars de cette année-là, Jean Borrel (Ioannis Borrelli) fait serment franc et noble de verser cent sous viennois au très grand Roi Charles (Charles V dit « Le Sage »), dauphin de Viennois et de Valentinois, sur les revenus des terres qu’il tient dans le mandement de Chevrières. On apprend qu’une nommée Guillemette Relicta Peroneti Chatellari Fabri lui est redevable de deux sétiers de pur froment pour un tènement sur lequel se trouve sa maison, située près de l’église St Victor (ecclesia Sancti Victori). Saint-Vérand n’étant alors qu’un hameau de Chevrières, cette église est sans conteste celle qui nous intéresse ici. D’ailleurs, on la retrouve nommément citée dans plusieurs documents exclusivement réservés à l’identification des parcelles et des habitations de Saint-Vérand aux 17 et 18e siècles, notamment dans le terrier de 1635, une sorte de cadastre écrit destiné à l’établissement des impôts royaux.

Le 12 juillet 1790, l’Assemblée Constituante décide de nationaliser et de mettre en vente les biens de l’Église de France. A Saint-Vérand, l’un des lots, dit « la chapelle Saint-Victor », comprend la chapelle avec pré et terre pour une contenance de trois quartelées, soit 2860 m² environ. L’ensemble est situé à un « demi-quart de lieue » (500 m environ) de l’église du village, le long de la Cumane dont les bords servent de chemin public où circulent quotidiennement un grand nombre de bestiaux. De médiocre qualité, la prairie est souvent inondée, à la fois par la rivière et par le béal du moulin qui la surplombe. La vente de ce lot, ou plus exactement l’une des conséquences inattendues de cette vente, va générer un litige dont les pièces officielles nous apprennent que la chapelle Saint-Victor, « servait anciennement de paroisse où les habitants allaient tous les ans consacrer deux jours à leur dévotion » et qu’elle se situait au milieu de l’ensemble formé par les deux parcelles alors mises en vente.

Vente des biens nationaux de Saint-Vérand en 1791. Le lot n°2 comprend la chapelle Saint-Victor, une prairie et un peu de terre. Il est situé entre la Cumane et le « Chemin de Vinay », aujourd’hui « Chemin des Creuses ». Au nord, le « Chemin de Rolland » (ancien chemin de Chevrières à Vinay), à l’endroit maintenant appelé le « Passage du Gué », fait limite.

Il ne fait aucun doute que l’église et la chapelle Saint-Victor ne forment qu’un seul et même édifice. En 1635, c’est une église avec son cimetière. En 1791 c’est une simple chapelle, le cimetière n’est plus évoqué et on peut même penser que, déjà à cette époque, tout le monde ignore qu’il a un jour existé. Le mot « chapelle » fait penser à un bâtiment de taille modeste, sans rôle paroissial précis. A cet égard la déclaration selon laquelle la chapelle Saint-Victor « servait anciennement de paroisse » n’apporte aucune certitude. Que faut-il entendre exactement par « servir de paroisse » ?  Et surtout à quelle époque fait-on référence ? Aucun des actes consignés dès 1612 dans les registres paroissiaux de Saint-Vérand ne mentionne Saint-Victor.  La chapelle n’a laissé aucune trace, ni sur le terrain ni, nous l’avons déjà évoqué, dans la mémoire collective. Cependant, par la confrontation entre la topographie des lieux, les informations issues du terrier de 1635, du cadastre napoléonien de Saint-Vérand établi en 1830 et du cadastre actuel, il est possible de situer l’emplacement présumé du bâtiment. Avec la prudence d’usage, et sous réserve de démonstration contraire à tout instant possible, nous positionnons l’emplacement de la chapelle Saint-Victor dans le cimetière actuel, près des murs de clôture sud et ouest.

Restitution hypothétique de l’emplacement de la chapelle Saint-Victor dans la partie originaire (notée 1) du cimetière actuel de Saint-Vérand, établi en 1832. La partie 2 correspond à l’agrandissement des années 1940, la 3 à celui actuellement en cours.

Au moment où la chapelle Saint-Victor est mise en vente comme bien national, sa vocation religieuse ne semble visiblement plus d’actualité. A défaut de donner une indication chronologique précise, l’expression « elle servait anciennement de paroisse », déjà signalée, situe clairement cette réalité dans un passé lointain et révolu. La délibération du conseil municipal de Saint-Vérand en date du 27 avril 1832, qui mentionne l’installation du cimetière « dans l’ancien local où se trouvait autrefois la chapelle St-Victor », va tout-à-fait dans le même sens. Les mots « ancien » et « autrefois » ont pour effet de rejeter loin dans le passé la vocation religieuse du lieu et de montrer qu’elle est sans lien aucun avec la situation du moment. Pour autant cela n’explique pas la disparition du bâtiment lui-même. Que s’est-il passé entre le 27 prairial de l’an second de la République (15 juin 1794), jour où, confirmant par là-même l’existence physique de la chapelle Saint-Victor, les autorités judiciaires de Grenoble mettent fin au litige indirectement lié à sa vente en tant que bien national, et le 23 septembre 1830, jour où les relevés de terrain du cadastre napoléonien sont déclarés terminés sans que nul géomètre n’ait consigné l’existence de la chapelle ? On peut supposer que cette dernière a été purement et simplement démolie par ses nouveaux propriétaires.

Reste l’absence à Saint-Vérand de tout souvenir collectif ou individuel de l’église Saint-Victor. Sans entrer dans les débats autour de la mémoire qui, aujourd’hui plus que jamais, mobilisent aussi bien les philosophes, les historiens, les anthropologues qu’un grand nombre de spécialistes de la médecine et des neurosciences, on peut dire qu’il n’y a rien d’anormal à ce que certains éléments du passé ne trouvent pas nécessairement le chemin du présent. D’ailleurs, si l’église Saint-Victor a longtemps été oubliée elle n’a pas pour autant disparu. Elle est bien présente dans les documents d’archives auxquels nous avons fait référence et – qui sait ? – ces quelques lignes contribueront peut-être à lui redonner sa place dans l’histoire du village.

Note : l’esquisse de chapelle en début de texte est une simple évocation