Le mas du Barret

Le martyre de saint Barthélemy et de saint André – Peinture de Fidèle Maria Patritti en l’église d’Auzet – Chapitre V Le prix de la peau (par Jacques Roux)

5_Le regard

(photo : Pasquin Christofari)

La logique du regard

Peut-être est-ce une illusion – à force de contempler ce tableau et en quelque sorte de voyager en lui, on finit par lui donner vie, et éprouver soi-même les sentiments que le peintre a voulus pour ses créatures – il nous semble que le regard, l’étrange regard de Barthélemy, est tourné vers cette « Justice » arrogante qui le surveille, là-haut. Etrange regard en effet. Ce n’est pas celui d’une haine provoquée par la souffrance endurée, pas plus d’ailleurs qu’il ne trahit cette souffrance (le visage de Barthélemy est impassible, pas de rictus, pas de grimace, comme si le saint homme s’était « absenté » de l’épreuve qu’il subit). L’œil gauche est clairement tourné vers la partie supérieure de la toile. En conclure qu’il « vise » ce que nous pensons être le symbole de la Justice qui l’a condamné, est peut-être abusif. Mais ce serait logique. Or l’art de Patritti dans ce tableau d’Auzet n’est pas dans les formes, elles nous paraissent peu assurées, un rien maladroites, bien loin de celles qu’il produira plus tard à Saint-André et même de celles visibles au Lauzet dans le martyre de saint Laurent. Non, à Auzet, sa force créative, son génie, s’expriment dans la mise en ordre de cet échafaudage de récits qui s’imbriquent les uns dans les autres, avec des personnages qui s’ignorent et en même temps sont inséparables.

Patritti a organisé la surface de la toile de telle sorte que nous ne pouvons, découvrant Barthélemy, que nous diriger ensuite vers André. Pourquoi aurait-il installé « hors champ » une partie non négligeable du tableau, parfaitement intégrée par ailleurs dans ce décor rigoureusement architecturé : lignes, courbes, pans de murs, arcs ? D’autant que ce « hors champ » ne l’est pas dans l’interprétation : le double supplice est la conséquence d’une confrontation inévitable entre une religion annonçant un ordre nouveau et un pouvoir, politique, militaire et religieux, tenant le monde d’alors dans sa poigne de fer. La seule passerelle visuelle possible entre le symbole de la Rome puissante, installé tout en haut du tableau, et le récit qui est présenté au dessous, elle est dans le regard de Barthélemy.

Les gardes ne regardent personne, ni les victimes, ni les bourreaux, mais leur simple présence rattache physiquement les deux scènes principales : le supplice de Barthélemy, celui d’André. Le bourreau de Barthélemy regarde sa victime. Ou plutôt le support du travail qu’il doit accomplir sur lui. L’homme qui dévêt André porte sur lui le même œil déshumanisé. André ne s’intéresse qu’à sa croix ; comprenons-le : il ne voit que Jésus. En tous points Patritti pose des couples. Deux gardes, deux récits. Le bourreau d’André et sa victime, André et sa croix. Le bourreau de Barthélemy et son supplicié. Mais Barthélemy ? Barthélemy qui se trouve sur le devant de la scène, c’est pour et par lui que nous accédons à l’œuvre, semble n’être relié à rien, l’œil dans le vide. Ou au ciel, implorant le Seigneur ? Non, il n’implore pas. Il semble interroger, déconcerté, quelqu’un, quelque chose, dont le sens lui échappe. Si le peintre Patritti est resté fidèle à son intuition, le regard de Barthélemy cherche nécessairement sur la surface de la toile un point précis qui ait du sens pour lui, et qui pour nous soit éclairant. Si son regard étonné cherche Rome, la Justice des hommes, alors quelque chose du secret de cette œuvre terrifiante vient jusqu’à nous.

Le prix de la peau

Quelle surprenante décision, si l’on y réfléchit, qu’arracher la peau d’un homme parce qu’il ne partage pas vos croyances ! Quel lien établir entre sa peau et le Dieu qu’il fait sien pour, le dépouillant de l’une, le détourner de l’autre ? Certes, ne jouons pas les angelots (ce qui nous fournit l’occasion de noter que, des angelots, Patritti s’est privé à Auzet : son propos ici est trop austère pour intégrer pareils artifices) les hommes aiment faire souffrir leurs semblables ; tous les prétextes sont bons pour les couper en morceaux. Il suffit de rassembler dans un musée imaginaire les supplices des saints martyrs peints à travers l’histoire pour constituer un catalogue de possibles cruautés. Mais au-delà de la souffrance que le bourreau peut provoquer, le tableau d’Auzet donne un exemple assez rare du dégât qu’on peut causer au si fragile corps humain, il y a le symbole, il y a le message. La sorcière qu’on brûle, pour extirper d’elle l’esprit satanique qui l’habite : qu’il retourne à la flamme et se disperse avec elle dans l’espace ! Le voyou qu’on pend : ainsi sa crapulerie restera close en son enveloppe et partagera sa décomposition. Et dans notre chère patrie cartésienne, la tête qu’on coupe, parce que si je pense je suis, mais sans tête, que restera-t-il de « l’être » du roi déchu, du criminel qui fait horreur : un homme sans tête n’est plus un individu, il n’est plus « je », il est devenu « rien », sa tombe même restera sans nom gravé.

Mais la peau ? En lui enlevant sa peau, à Barthélemy, que lui enlève-t-on de plus ? On lui enlève sa nature. Sa nature humaine. On le réduit à ce que nous sommes dedans : de la viande et du sang, chair animale. Par la peau nous devenons homme ; élément constitutif du corps elle lui échappe pourtant parce qu’elle en masque la machinerie, elle enrobe le monstre et le dérobe à la vue. Légère et, sur l’enfant, la jeune fille, quasi translucide, on vante alors sa délicatesse de porcelaine, elle n’en est pas moins cuirasse. Sa fragilité fait oublier son opacité. « Faire la peau » de quelqu’un, dans la colère le mot nous vient à la gorge, revient moins à vouloir sa mort que chercher à le sortir du jeu, le rayer des cadres, l’effacer des listes, l’exclure à jamais du cercle auquel nous appartenons. A Rome comme en Grèce, être exclu de la Cité, ne plus être « citoyen » c’était peu ou prou n’être plus rien. L’esclave était ce rien. En toute logique.

Il faut croire que nous ne changeons guère : aujourd’hui la plupart se revendiquent d’un « quelque part » (« ma commune, mon département » est un slogan politique !), dont découleraient identité et vérité. Alors que nos sociétés sont et seront plus que jamais traversées de flux migratoires incontrôlables, occasionnés par les crises économiques, les guerres ethniques, religieuses et favorisés par des moyens de transport et d’information inconnus jusqu’alors. Ballotés d’une terre l’autre, les « itinérants » perdent ce qui les faisait hommes chez eux : non la peau physique, mais la peau du langage, des coutumes, de la mémoire. Patritti s’est probablement reconnu dans Barthélemy. Peintre itinérant dans un pays qui ne voyait pas « sa peau », peintre religieux quand la peinture « artistique » avait définitivement abandonné ce registre et qu’il savait son « œuvre » désormais confinée aux seuls lieux de prière, combien de fois a-t-il dû chercher du regard cette puissance indéfinie et inaccessible qui s’acharnait à le dépouiller de tout son être ?

Dans le tableau que Patritti a laissé à Auzet, le regard qu’il confie à Barthélemy lui permet de rendre explicite le prix à payer pour gagner son salut : sa dignité d’homme. Que faut-il comprendre ? Que ce regard fait le deuil de l’humain. On peut abandonner à Rome (au pouvoir temporel, au pouvoir des hommes) sa peau humaine : rendons à César ce qui est à César, la peau s’il la veut et la dignité qui va avec. Cette dignité n’est rien, la seule et vraie dignité est dans l’âme, dans le don de l’âme à Dieu : Barthélemy en appelle d’un autre pouvoir, d’un autre Jugement. Pour autant, Patritti, l’homme qui a peint ce regard, le prend-il à son propre compte ?

Le jugement de Dieu

Nous ignorons presque tout de Fidèle Maria Patritti. Mais circuler en Haute-Provence, de chapelle en église, permet de suivre comme à la trace le cheminement de ce peintre prolixe. Un peu partout, comme un paysan consciencieux travaillant la moindre de ses parcelles, il a laissé des images devant lesquelles les Catholiques de la région peuvent se recueillir. Et parfois, s’ils en ont la curiosité, s’ils ont le goût de l’art, s’interroger devant le mystère de certaines toiles, s’émerveiller devant le charme de quelques autres. Ils ne savent pas toujours à qui ils doivent le tableau qu’ils contemplent : la signature est rarement apparente et l’on n’a généralement pas prévu de signaler le nom de l’auteur. Les tableaux d’églises ne sont pas des tableaux comme les autres : leur mission première est seulement d’aider à la prière.

Il faut espérer qu’un jour un amateur un peu plus éclairé que les autres consacrera le temps nécessaire à construire la biographie d’un homme méconnu et surtout à étudier son œuvre. Répertorier, classer par ordre chronologique et étudier toutes les toiles de lui, celles qui lui sont déjà attribuées, et les autres, oubliées ici ou là. La toile d’Auzet devrait occuper une place de choix dans ce travail. L’intelligence avec laquelle elle est élaborée mérite d’être soulignée. Cependant, si elle doit attirer l’attention, c’est surtout parce qu’on y sent, derrière le thème imposé, à travers la représentation des deux figures saintes, Barthélemy et André, la présence de son auteur. Présence discrète, présence voilée, mais un peintre qui fréquente intimement la vie (et se penche tout spécialement sur la mort) de personnes qui se sont données à Dieu, ne peut pas ne pas dialoguer avec elles, par le biais de son pinceau. Entre elles et lui se tissent d’invisibles liens, à la manière dont le comédien sent peu à peu s’installer en lui le personnage qu’il joue sur scène, ou l’écrivain ressentir les émotions qu’il est censé donner aux personnages qu’il crée.

C’est pourquoi, si nous avons pressenti en lui un amour de sa peinture proche de l’amour voué par André à sa croix : une passion douloureuse, mais exaltée et gratifiante, nous avons aussi la conviction qu’il plaçait dans une espérance ultra mondaine le sens de son labeur et la justification d’une existence vécue loin de sa terre et de sa langue natales. Lui, que traversaient au quotidien les exigences et les espérances de l’Eglise, devait accorder toute confiance au Dieu qu’adoraient les saints martyrs peuplant ses toiles. Dont le pouvoir dépassait de beaucoup les contingences humaines, la richesse et la gloire, les souffrances et les humiliations.

Qu’humblement mais sans fausse modestie non plus, il se soit glissé sous la peau de son Barthélemy pour partager son dernier regard ne serait pas pour nous étonner.

Jacques Roux Aubenas

décembre 2014 et octobre 2015

Ces quelques lignes n’ont pu être rédigées que grâce aux photographies et à la pertinence du regard de Monsieur Pasquin Cristofari d’Auzet, aux notes fournies par Louisette Jolland et à l’entregent de son époux Michel qui sut ouvrir les bonnes portes, ainsi qu’au travail de Alain Bouyala et Daniel Thierry : « Guide historique du patrimoine religieux du Pays de Seyne », sans oublier le site http://dignois.fr et quelques autres moins bien documentés mais dont il serait injuste de ne pas reconnaître l’utilité.

Les quelques informations péchées ici ou là sur Fidèle Maria Patritti ne permettent pas de garantir la validité des hypothèses avancées dans cet article. Elles ne sont que l’écho d’une rencontre au long cours avec un tableau lointain et son auteur, dont l’ombre est restée cachée dans la petite église d’Auzet.

Précisons en outre que toute l’analyse est axée sur le tableau lui-même. Elle n’a cherché ni à vérifier ni à remettre en perspective l’hypothèse du « Guide » que nous venons d’évoquer selon laquelle le tableau d’Auzet est « attribué » à Fidèle-Maria Patritti. Nous savons que ce dernier avait un frère, lui aussi peintre, lui aussi exerçant dans la même région à la même époque. Ce serait un autre travail que chercher à départager leurs travaux. Nous espérons qu’un historien ayant le goût de l’art s’y risquera un jour. Pour nous, peu importe, nous avons nommé « notre » peintre Fidèle-Maria Patritti. Quel que soit son nom, s’il n’est celui-ci, l’œuvre reste et nous n’avons rien à changer de ce que nous en disons.