Le mas du Barret

Aller à la Cumane

A Saint-Vérand, quand nous étions enfants mon frère et moi, nous aimions aller « à la rivière ». Aller à la rivière c’était aller « à la Cumane ». Ce nom étrange, qui agace tant les étymologistes locaux, ne l’était pas pour nous, étrange. Il était la rivière comme nos bras, nos jambes, étaient nous : chez les enfants le réel s’impose sans brutalité dans toutes ses composantes, les plus triviales comme les plus ésotériques. Sans doute les légendes, celles que nous avons mises à l’écart en tant que telles comme celles qui restent vivaces en nous (que nous ne pensons pas comme des légendes bien sûr, elles sont devenues des choix de vie, des convictions) trouvent-elles ici leur fondation : tout vient à la fois, l’immensité du ciel, les transparences, l’infini, les dieux et le poème.

La Cumane enchantait nos après-midi d’été. Maman apportait son linge à raccommoder (elle ne tricotait pas : elle, c’était la couture) et dans un panier comme il en traînait partout à la maison, elle avait mis une bouteille d’eau, des tartines de pain beurrées, du chocolat, peut-être aussi quelques biscuits. Et deux serviettes pour nous sécher.

La merveille pour nous était de mettre la bouteille d’eau « au frais », dans la rivière. Nous imitions ainsi le geste paternel, sacré comme tous les gestes venus de la nuit des temps, dont la simplicité et l’évidence sont les signatures du savoir et du pouvoir. Ensuite et jusqu’au goûter qui servait de frontière naturelle : on ne se mouille plus quand on a l’estomac plein, telle était la loi que bien des drames (jamais décrits, mais indiscutables) justifiaient, on pataugeait à qui mieux-mieux dans dix centimètres d’une eau froide tantôt rageuse et tantôt langoureuse. Elle se lovait autour de vos chevilles, huileuse puis, tout d’un coup, venue d’on ne sait où, ni comment, une lame tranchante comme un rasoir déboulait.

Il y avait en elle, notre Cumane, un reste de sauvagerie ; ses cajoleries la lassaient vite, il lui fallait alors se faire méchante. Et nous aimions cela, cherchant, avec des branches, des cailloux, à briser ses élans impétueux. Impétueux mais rusés : la vague soudain dansait, et contournant le piège naïf filait ailleurs. Nous n’étions pas déçus pour autant, puisque c’était le jeu. Jeu qui en un sens les résume tous : faire comme si nous avions le pouvoir d’empêcher l’inexorable.  

Jacques Roux