Le mas du Barret

Le martyre de saint Barthélemy et de saint André – Peinture de Fidèle Maria Patritti en l’église d’Auzet – Chapitre II André et sa croix (par Jacques Roux)

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(Photo :  Commune d’Auzet)

La double histoire

Nous l’avons noté précédemment : le tableau est architecturé en trois plans. Barthélemy, son bourreau et les deux gardes sont sur le devant, dans un intérieur délimité par des murs sommairement esquissés. Il est difficile, en ce lieu artificiel, de croire au positionnement acrobatique du corps de Barthélemy, dont les deux mains sont bizarrement rivées au mur du fond et dont les pieds sont en équilibre sur une marche qui semble flotter sur le sol de l’avant scène. Soit le peintre ne maîtrise pas suffisamment la technique de la représentation de l’espace, soit il ne s’est pas vraiment préoccupé de cette question. Mais si l’essentiel est pour lui de nous raconter une double histoire ‘en même temps’ c’est-à-dire, puisqu’il s’agit d’un tableau, ‘sur la même surface’, ne lui demandons pas plus et admettons l’efficacité du procédé. Car il y a bien ‘double histoire’. Parce que, il faudrait demander aux historiens locaux de nous en donner la raison, les croyants d’Auzet semblent avoir accordé une même importance à deux saints : Barthélémy et André. Les auteurs du « Guide » déjà cité signalent qu’en 1683 il existait dans l’ancienne église « un tableau représentant saint André, saint Barthélemy et saint Saturnin ». Tableau disparu que remplace, dans la nouvelle église, celui réalisé par Fidèle Patritti. Du coup, Saint Saturnin a disparu lui aussi, son lien avec la région et la commune d’Auzet était sans doute plus distant. Par contre l’existence attestée (entre le XIV° et le XVI° siècle) d’un prieuré et d’une église du nom de Saint André, perpétuée par un toponyme local, montre bien qu’André a été perçu, à côté de Barthélemy, comme un saint patron par les catholiques de ce territoire.

Le « cahier des charges » de Fidèle Patritti semble donc avoir été simple : fournir à la paroisse une toile réunissant les deux saints en question. Pourquoi a-t-il choisi de décrire leurs supplices, à l’exclusion de tout autre épisode de leur existence ? Parce que les détails en sont connus du plus grand nombre et qu’ils jouent en quelque sorte un rôle symbolique pour la chrétienté. De même, « La Cène », « La Crucifixion » suffisent, chacune, pour dire tout ce que représente le Christ, ou le « partage du manteau », « l’éblouissement sur la route de Damas » rassemblent en un seul épisode leur personne et le message porté par saint Martin et saint Paul. Le supplice de Barthélemy, le supplice d’André « disent » tout Barthélemy, tout André.

La division spatiale répond donc moins à une préoccupation d’ordre esthétique permettant à l’artiste de faire étalage de sa virtuosité technique (on se doute que ce n’est pas le point fort du peintre Patritti), qu’au besoin de rendre évidente et logique la présence concomitante de deux événements absolument distincts, de telle sorte que la contemplation du tableau conduise par une sorte de cheminement de l’un à l’autre. L’un, le supplice de saint Barthélemy se trouve sur le devant et « à l’intérieur » du dispositif scénique, l’autre, le supplice de saint André, est situé « dehors » et à l’arrière, aperçu dans l’encadrement d’une ouverture percée dans le mur. Nous sommes encouragés à supposer que Barthélémy dispose d’une sorte de priorité parce que le tableau prend place dans l’église qui porte son nom. Cette ‘priorité’ nous la percevons en tant qu’antériorité : nous voyons d’abord Barthélemy. Il ne s’agit pas pour autant de conclure à une quelconque ‘supériorité’ : Barthélemy  n’est pas plus ‘digne’ qu’André, il n’y a pas de compétition à envisager entre leurs deux supplices (lequel serait le pire ?!). Qu’on ne puisse voir l’un sans nécessairement accéder à l’autre indique clairement qu’ils sont nécessairement unis et que la même dévotion doit leur être accordée.

Saint André et sa croix

Certains détails affectés à une sainte Figure par la lente sédimentation de récits, plus ou moins légendaires – parfois s’appuyant sur le Nouveau Testament, souvent issus de La légende dorée de Jacques de Voragine puis réinterprétés ou aménagés au gré des attentes locales – sont devenus pour les Chrétiens ses « attributs obligés », et des signes de reconnaissance. Ainsi l’écorchement évoque nécessairement le martyre de Barthélemy, une croix en X, le supplice de saint André. Peu importe que l’histoire ait validé la réalité des faits évoqués (la croix en X n’apparaît que tardivement, vers le XIV° siècle) ou la pertinence des « attributs » mis en scène, il suffit que la tradition se soit emparée d’un récit qui frappe l’imaginaire et ravisse la foi ! Or le second compartiment ouvert par le peintre dans le plan du tableau, mais à l’extérieur du décor fictif dans lequel il a placé Barthélemy, nous montre un vieillard près d’être crucifié sur une croix en X. On accède à cette vision en suivant la ligne tortueuse du corps de Barthélemy, comme si dans sa souffrance il s’efforçait de nous guider vers son compagnon d’infortune. Nous comprenons alors que son étrange positionnement a pour fonction de créer une liaison visuelle entre le premier et le second plan, entre le premier et le second supplice. Il existe d’ailleurs un artifice complémentaire facilitant ce glissement du regard : la nudité des corps des deux suppliciés barrée par un voile tout de pure blancheur, un blanc mis en relief chez Barthélemy par l’écarlate de sa chair révélée, chez André par le rouge vif de sa tunique arrachée par un soldat. On doit apprécier ce sens de l’équilibre visuel, chez Patritti. D’autant que le soldat assis tout au devant, le premier que nous rencontrerions si nous pouvions entrer physiquement dans le tableau, porte une chemise rouge. Lignes, formes et couleurs contribuent à construire la dramaturgie : la ligne sinueuse du corps de Barthélemy penche vers le cadre dans lequel se joue le destin d’André, les trois tâches rouges, la blancheur des corps et des pagnes se répondent et enferment notre regard dans un ovale qui est le cœur même des deux événements décrits. Ces deux événements distincts qui n’en font plus qu’un pour notre œil.

Variations

On peut ajouter que les deux gardes sont installés de telle sorte que leurs deux têtes s’inscrivent dans l’espace dédié à saint André. Le visage du plus éloigné est orienté vers son compagnon, c’est-à dire vers nous. Ce faisant il apparaît comme se détournant du supplice d’André qui se déroule dans son dos. Patritti rend ainsi le désintérêt des gardes doublement manifeste tout en favorisant par ce détail scénique la mise en relation des deux récits qu’il entend nous conter. Il est évident, à juxtaposer toutes ces notations, que le peintre n’a pas improvisé son tableau. Si Patritti n’a pas la « patte » d’un grand maître, il n’est pourtant pas un peintre à négliger. L’aisance avec laquelle il jumelle ces deux martyres si dissemblables n’est pas une mince qualité. On suppose que sa réputation devait reposer sur sa capacité à répondre à la demande, quelle que soit la demande même lorsque, comme à Auzet, elle pouvait paraître délicate à satisfaire, exigeant un dispositif complexe pour devenir compréhensible. Il est vrai que, dans les églises de petites communes, la dimension esthétique importait moins que le contenu du message à transmettre. Les commanditaires devaient avoir des exigences précises (les thèmes, les délais, le prix) mais se montrer indifférents à la « manière », pourvu qu’elle soit respectueuse des conventions religieuses. C’est pourquoi, pour le saint Laurent de Saint-André-les-Alpes et celui du Lauzet, Patritti ne s’est pas privé de piocher dans un répertoire connu (un tableau d’Eugène Le Sueur, déjà copié par beaucoup d’autres). C’est pourquoi aussi, le saint André d’Auzet a un frère jumeau dans cette même église de Saint-André-les-Alpes : il n’est pas exclu que Patritti ait copié, deux fois, une œuvre que nous ne connaissons pas – on devine des allusions à une œuvre de Carlo Dolci, peintre florentin du XVII° siècle – mais il est certain qu’il s’est copié lui-même. Si nous connaissions toutes les églises auxquelles il a fourni une œuvre, nous aurions sans doute des surprises. Il sera intéressant, le jour où l’église de Moirez ouvrira ses portes de comparer le saint Barthélemy qu’elle abrite à celui d’Auzet. La DRAC précise dans son inventaire que la toile présente trois personnages et Barthélemy écorché : on peut donc raisonnablement supposer une ressemblance. Sans avoir à la redouter : n’oublions pas que les grands noms de la peinture ont souvent mis en vente des « répliques » de leurs propres œuvres, et que des peintres comme Rubens, pour n’en citer qu’un très connu, étaient à la tête de véritables ateliers qui fournissaient « à la demande ». D’où des variations nombreuses autour d’un même sujet. Que Patritti ait pratiqué ainsi, à son échelle de « petit artisan », ne peut choquer personne.

Jacques Roux