Le mas du Barret

LA CULTURE DU PAUVRE

1er volet

Chez soi

Sa vie exposée

Jacques Roux

En 1970 parut un livre écrit par un intellectuel britannique, Richard Hoggart, intitulé « La culture du pauvre ». J’appris plus tard que ce titre (le  titre français) n’était pas celui d’origine, de style plus universitaire, il n’en était pas moins plus fidèle au contenu de l’ouvrage. Le premier était manifestement destiné au public cible, sociologues, spécialistes des études sur les milieux sociaux et sur leurs us, ce que depuis Bourdieu on désigne par « l’habitus ».  Mais la formulation « culture du pauvre » eut la capacité d’attirer l’œil, et la curiosité, d’un public plus vaste : j’en ai fait partie. Ce public, je le décrirais volontiers comme constitué de personnes ayant accédé à un niveau d’études dites « supérieures », c’est-à-dire au-delà du bac (avec ou sans diplômes à la clef) bien qu’issues des classes sociales les plus démunies. Des déclassés dirait un humoriste, les sociologues préfèrent parler « d’acculturation ». A savoir : le passage des conditions de vie, avec ses manières d’être, de penser, de parler, de juger, d’un milieu social à un autre. Cet autre nourri de la « culture » dont se gargarisent ses ressortissants, intégrant la maîtrise, plus ou moins avérée d’ailleurs, des registres les plus abstraits du savoir humain et les plus dignes du « divertissement » : littérature, musique, arts plastiques, théâtre, danse, cinéma…  Le fait est que plus de 50 ans plus tard ce livre reste une référence et continue, en ce qui me concerne, d’habiter mon univers de pensée. Quelques expériences et réflexions récentes m’ont conduit à revenir à lui et à l’évoquer ici, non pour décortiquer savamment son discours et ses apports, mais pour décrire quelles grilles de lecture de mon passé il m’avait offertes. Une manière d’offrir à l’ouvrage de Richard Hoggart un témoignage complémentaire et de relayer son éclairant propos. »/ »

En exergue

Il paraît utile, avant d’aller plus loin, de préciser dans quel sens il faut entendre ici le terme de « pauvre ». Nous ne sommes pas dans les Misérables, la catégorie sociale visée n’est pas celle des bidons villes ou de la rue. On parle d’une population composite dont le seul point commun est de ne pas appartenir aux groupes sociaux susceptibles de profiter de tous les avantages du système. Parmi ces « avantages », et c’est le cœur de l’ouvrage de Hoggart, l’accès aux richesses culturelles, les arts et leur manifestation, et ce vernis difficile à définir mais qui rassemble et condense un mode d’être au monde lisible dans le langage, la tenue corporelle, les rapports avec les autres. Le pauvre se tient de l’autre côté du pont : il suffirait de le traverser pour aller au théâtre, à l’opéra, dîner en ville avec serveur et sommelier, parler chic, connaître plein de mots étonnants, et ne craindre ni les fins de mois, ni les enveloppes à en-tête officiel, si souvent redoutables. Il suffirait de passer le pont, mais là est toute la difficulté. Il ne faut pas chercher plus loin le succès des magazines voyous qui s’immiscent dans les palaces, les soirées mondaines, les propriétés (et les vies) privées, des vedettes et des personnalités en vue. Le pauvre s’offre ainsi, sans risque ni coût excessif une petite virée dans l’autre monde. L’inverse, on le sait, n’existe pas. Seul le pauvre regarde le pauvre, et il n’est pas le moins indulgent qui soit. Il faut considérer que les matamores de la politique qui usent (c’est-à dire abusent) du mot « peuple » parlent d’une entité qui n’existe pas. Pour les uns, il s’agit, bien rangés derrière le coursier de Jeanne la bonne Lorraine, des férus de la Nation, chantant en cœur l’Hymne national et prêts  à tout instant à donner leur sang pour protéger le sol de leurs ancêtres. Convaincus en tout cas qu’ils en sont, et de toute éternité, légitimes propriétaires. Pour les autres, dont les drapeaux rouges sont repassés tous les samedis soirs après la Manif, le peuple est une « force qui va », pour reprendre le qualificatif prétentieux que s’était auto-octroyé un de leurs tribuns. Une force unie, soudée même. Et pour cause, on m’autorisera cette méchante plaisanterie, on dessoude volontiers celui qui sort du rang. Mais ce « peuple » mythique, aux multiples visages n’existe pas. Il y a, pour une « nation » donnée, à un moment donné, une population composite, multiforme, avec des alliances, des liens affectifs, des jalousies, des haines, des conflits permanents, mouvants. Et dans la catégorie « pauvre » comme ailleurs. Le voisin n’est pas nécessairement l’ami, le complice. C’est au mode de vie de cette catégorie de population que s’est intéressé Hoggart, ses manières de faire, ses goûts. Ayant lu son livre j’ai retrouvé, objectivée, ma vie de famille. Ma vie. En la revisitant, pour ce texte du Mas, je comprends mieux pour quelles raisons j’ai eu à cœur, dans ces pages mêmes, de chanter les mérites de la chansonnette, de vanter le charme des affiches des films dits « de second rayon », de décortiquer la structure subtile des « films de Noël » et autres romances, si critiqués. En quelque sorte, ce sont les goûts et les plaisirs de ma famille, et de ses semblables, que je défendais…

Les dessus de placard

La première secousse à la lecture de ce livre fut la découverte de minutieuses descriptions faites par l’auteur des lieux de vie de familles appartenant aux classes populaires.  Ces classes, il les étudiait, précisons-le, parce qu’il en était issu. Et tout d’un coup, comme lorsqu’on revient chez soi après une longue absence, je « vis », concrètement bien qu’enrichis par la nostalgie, la table de la cuisine, le poêle à bois, le petit bureau fabriqué par mon père sur lequel je faisais mes devoirs. Tout un passé que je croyais effacé. Or, ces lieux de vie populaires, Hoggart avait signalé fortement qu’ils se caractérisaient, à la différence de ceux des milieux aisés, par « l’accumulation ». On se suffira pour vérifier la véracité de ce propos, de feuilleter un quelconque magazine présentant au bon public les splendides intérieurs des personnalités « en vue », ou une revue spécialisée dans la décoration et l’équipement mobilier d’une maison « chic ». Le vrai chic, le vrai luxe », imposent le vide. Là où ils « ouvrent des espaces », le populo entasse. Il ajoute, il conserve. Quand on a la place, chez nous c’était sur « le buffet de la cuisine » (ce peut être un dessus de cheminée, un dessus de placard) on trouve côte à côte photo de mariage et photos des enfants, voire photo du grand-père disparu, billet d’entrée à la Foire visitée l’an dernier (chez nous c’était la Foire de Romans!), une babiole en porcelaine venue de la grand-mère, un étrange morceau de bois qui ressemble au chat, bref, tout ce qui prend place dans l’affect, la mémoire, tout ce qui « compte », même, si dans l’absolu, « ça ne vaut rien ». Parfois, cependant, de même que, dans une ville, il est des sites, des bâtiments, plus chargés d’histoire que ce qui les entoure, un objet s’entoure d’un halo affectif particulier. Je me souviens qu’à la maison, à côté de rares photos de mes grands-parents paternels il y avait celle d’une jeune fille en maillot de bain tenant un bébé dans les bras. Photo « historique » que rien n’aurait pu arracher de sa place. Cette jeune fille, l’aînée d’amis de mes parents, se nommait Solange, mais je n’entendis jamais parler d’elle que sous son diminutif : « Soso ». Lequel encore m’émeut lorsque je l’évoque, ainsi en cet instant. Soso sur ce cliché se trouvait dans la rivière la Bourne (au pied du Vercors), de l’eau jusqu’aux genoux et tenant dans ses bras un bébé, ma sœur aînée, alors âgée de moins d’un an. Quelques minutes après ce cliché Soso, qui s’était aventurée vers des eaux plus profondes pour nager, fut emportée par un tourbillon et son corps sans vie ne fut retrouvé que dans la soirée.

L’occasion de dire que, chez nous, et Hoggart le donnait à comprendre, tout ce qui était visible faisait nécessairement sens. Même le calendrier des Postes toujours présent, ainsi que chez nos voisins immédiats. Certes il servait à consigner certaines obligations familiales, les rendez-vous, les anniversaires, mais n’oublions pas que son thème imagier (une année les fleurs, une année les moissons, une autre la montagne, etc.) avait été « choisi » et qu’en quelque sorte il représentait pour chacun des membres de la tribu familiale un trésor d’essence supérieure. Je suis convaincu qu’il équivalait pour nous à ce qu’offre un Musée à tout amateur d’art : un accès privilégié à un univers précieux.

Du beau à profusion

Il ne faut pas penser en effet que l’idée de beauté était absente de nos agencements quotidiens. Bien sûr l’idée de posséder un « tableau » qu’on accrocherait au mur aurait paru extravagante, cependant elle flottait à l’arrière plan, comme une sorte d’idéal rêvé. La preuve en est : à la fin de sa vie ma Mère avait des « tableaux » à accrocher à ses murs. La plupart étaient des chromos, nourris de ces images qui plaisaient tant chez nous (et apparemment chez beaucoup de personnes appartenant aux milieux populaires) : les couchers de soleil, les plus courus étant « sur la mer » et « sur la montagne », mais aussi le panier de fruits, peau soyeuse de la pèche, rouge lèvre des cerises, chair craquante des pommes, et la chasse à courre, avec la biche blessée, la liseuse ou, plus délicat et plus proche de la vraie vie de la jeune fille au foyer : la brodeuse. Il n’y avait pas vraiment d’espace/mur disponible chez nous, c’était si petit, pourtant il y avait un paysage, sous verre, (à côté de l’horloge, héritée, dont nous ne nous doutions pas de la valeur qu’elle prendrait un jour, suscitant des appétits féroces) sans doute la dernière page, illustrée, d’un numéro des « Veillées des chaumières ».

Ma très sainte Tante, elle, collectionnait les saintes Vierges. J’ai hérité des survivantes, plus ou moins écorchées par la vie, mais vestiges de ce temps heureux où chaque matin, avant de se mettre « à la poste » puisque c’est chez elle que les facteurs venaient trier le courrier, ma Tante venait dire un petit mot à chacune. C’est un autre aspect de cet univers qui peut paraître étrange (vu de l’extérieur, vu « de haut ») : comme tout ce qui était exposé à leur côté, je vais parler entre autres des cartes postales, ces statuettes avaient chacune une signification particulière et donc une place à part dans sa vie et en conséquence dans la nôtre. Il y avait « la Madone de la Maman » (sa mère) qui préservait post mortem sa présence dans cette maison où elle avait vécu, il y avait la « Vierge de Lourdes » plus majestueuse que les autres et nourrie de l’aura de tous les miracles que son illustre modèle avait générés. La « Tatan », comme nous l’appelions avec mon frère, la priait chaque jour de préserver tout son « petit monde ».  Il y avait aussi une « Petite Madone », dont la tête avait été brisée, puis recollée, qui était plus un souci qu’une protection et qu’il fallait plusieurs fois par jour caresser un peu, pour la rassurer. Les chats de ma Tante devaient le sentir car ils n’hésitaient jamais à s’enrouler autour d’elle pour dormir. J’ai toujours supposé que l’un d’entre eux était à l’origine de la tête brisée, mais tout autant que ses Madones les chats de ma Tante étaient sacrés. Une accusation eut paru sacrilège

Les cartes de (tous les) territoires

Les cartes postales tenaient autrefois la place, bien plus modestement il est vrai, et surtout plus discrètement, que les réseaux dits « sociaux » occupent aujourd’hui. On écrivait en ce temps-là non seulement au verso mais sur la photographie aussi, d’une fine (et belle!)  écriture, le tout étant de laisser la place de l’adresse mise en évidence. Chaque carte ÉTAIT tout à la fois le lieu qu’elle représentait et sa, ou son ou ses, signataire (s). Quand la signature appartenait à un être cher, alors la carte était mise en évidence avec ostentation. Que de voyages ai-je ainsi accompli , sans bouger de ma chaise, prenant l’une ou l’autre, voyages dans l’espace et dans le temps, auprès de personnes dont j’ignorais parfois tout mais qui ne cessaient de me parler, le jour, la nuit, dans le silence de la maison. Les cartes affichées n’étaient qu’une partie de l’iceberg. On les consignait, quand il devenait urgent de les préserver, dans des albums au format impressionnant et que nous, enfants, devions manipuler avec la plus extrême prudence. Là encore, sans que rien fut dit, régnaient une sorte de respect, des êtres, et des événements rattachés à leur existence, évoqués à l’occasion quasi religieusement. Nombre de ces cartes avaient été écrites au moment de la « grande » guerre (14/18) et si enfants c’était hors de notre portée, nous pûmes plus tard lire la destinée souvent tragique de leurs auteurs, disparus, quand nous sûmes mettre en relation la date d’écriture, le site où se trouvait l’auteur à ce moment-là et la connaissance de l’Histoire. Combien de « demain, nous allons… » qui débouchaient sur un silence définitif ! Combien aussi de signatures sans visages associés, mais dont la mémoire familiale conservait trace des destinées tragiques, accidents, maladies…

La « carte », dans nos maisons, pour nous enfants, c’était à la fois la géographie illustrée, l’histoire de la famille et l’Histoire, celle qui englobe tout. Entre toutes les cartes, et elles avaient souvent priorité pour être mises en évidence, les préférées étaient celles qui, dessinées, avaient été envoyées pour une fête, un anniversaire, le Nouvel an ou, ce sont des petits éléments patrimoniaux qui ont tendance à disparaître : pour le 1er avril, le 1er mai. Le 1er  mai a été dévoré par « les défilés », lesquels ont eux—mêmes, par leur multiplication, la diversité de leurs revendications et proclamations, dévoré la symbolique originaire, unanimiste. Le muguet ne fait plus recette. Pas plus que le 1er avril. Nous n’avons plus le cœur à rire. Pour autant et pendant longtemps les prétendants offrant quelques muguets à leurs chéries et les poissons accrochés dans le dos des barbons et des commères ont fait florès. Toute cette imagerie, non codifiée, souvent à la limite du grivois (pour les dernières cartes évoquées), et pour les autres, cartes renvoyant à des lieux-dits, plus informatives qu’elles ne le furent plus tard (quand elles eurent mission de « vendre » les sites, de vanter leurs beautés, leurs richesses) constituait une bibliothèque ouverte, un complément festif aux leçons fournies par l’école. Souvenons nous qu’en zone rurale et qui plus est dans les milieux les plus pauvres, il n’existait rien pour enrichir la curiosité. L’école seule, et heureusement qu’elle était là, offrait de quoi s’éclairer l’esprit, distraire son imaginaire. Pas de bibliothèques, pas de musées évidemment, pas de spectacles. Enfin, pas tout à fait, mais ce sera l’objet d’une prochaine publication, où il sera question du ciné du père curé, des spectacles donnés par les jeunes de la paroisse (connotation religieuse inévitable), du poste de radio, la vraie parole divine, déversant, venues de nulle part, des voix, des musiques aussi magiques que stimulantes sur de pauvres consciences étiolées, et des rendez-vous préfigurant les « séries » de nos jours, des saynètes, des feuilletons, tout un monde fictif qui arrachait à la morne plaine du réel.

Riche de soi

Au cas où, à me lire, on se demanderait, où se situe donc cette « culture du pauvre », annoncée pompeusement par le titre, je répondrais qu’il s’agit d’une construction, progressive, sans modèle ni règles, à la fois réponse à des questionnements non formulés, satisfaction d’une curiosité non encadrée, donc polyforme, apport d’éléments capables de répondre à des désirs non conscients d’eux-mêmes (pour lesquels aujourd’hui on propose des « produits » dits ciblés qui ont pour effet de canaliser ces désirs et donc les détruisent en tant que tels). Oui, je sais, réponses théoriques, mais qu’on relise ce qui précède, qu’on veuille bien considérer le dessus du placard comme un panel prodigieux (puisque sans limites, sans obligations) de propositions, savoir, rêverie, mémoire, nostalgie, tout un fouillis à l’image de celui qui grouille en chacun de nous. Pas de grands noms, pas de grandes œuvres, pas de références obligées, de critiques qui ont fait leurs preuves, d’amateurs « de haut-vol » comme je me le suis laissé dire il y a peu, non rien de tout ça. Le pauvre n’a pas de guide ni, grand bien lui fasse, pas de mentor. Personne pour lui faire la leçon, il entasse sur son placard, il rit d’une carte postale, il pleure d’une autre, il entend des voix célestes en contemplant une Madone de porcelaine au cou brisé, mais toujours vaillante. Le pauvre est riche de lui-même, ils ne sont pas nombreux, parmi ceux qui découpent le monde entre ce qui « vaut » et ce qui ne « vaut pas » à pouvoir y prétendre.