Le mas du Barret

A Rossat, des arbres volent en éclats

Par Michel Jolland

Avec cette histoire d’arbres éclatés « façon puzzle » nous nous retrouvons, comme souvent dans ces colonnes, à Saint-Vérand au début des années 1960. Enfant du pays, Roger Burlet était alors artificier dans une prestigieuse maison de la région avignonaise. Au village, où il revenait régulièrement, tout le monde l’appréciait. On ne manquait jamais une occasion d’évoquer, avec une petite pointe de fierté, deux de ses réalisations pyrotechniques inscrites dans les mémoires : l’explosion intempestive des mortiers en plein tirage des « boîtes » de la vogue 1947 et les pétards assourdissants de la procession à Notre-Dame des Champs en 1954. Roger d’ailleurs n’était pas le dernier à raconter des anecdotes drôles et attendrissantes, le plus souvent fondées sur l’autodérision et empreintes d’une sorte de nostalgie joyeuse des années d’après-guerre. Il n’hésitait jamais à entamer une conversation amicale pour partager ses souvenirs. Peu avant sa mort, survenue en 2018, il rassembla sur une dizaine de pages dactylographiées quelques récits de parties de chasse ou de pêche, d’expéditions aux champignons et d’aventures diverses dans lesquelles, bien sûr, le maniement téméraire d’explosifs figurait en bonne place. Il me confia le tout en précisant « J’ai écrit ça pour moi. C’est très court et très simple. Je te le donne et tu verras ce que tu peux en faire. » Eh bien, cher Roger, je me fais aujourd’hui un plaisir d’en restituer une partie sous forme d’article sur le Mas.

Dans les années 1950 à Saint-Vérand, la tronçonneuse ne faisait pas encore partie des outils usuels de la ferme. Pour débiter les troncs et les grosses branches des arbres abattus, on utilisait le passe-partout, une forte scie formée d’une longue lame munie d’un mancheron à chacune de ses extrémités. Il fallait être deux, l’un pour tirer, l’autre pour pousser, et il fallait bien coodonner ses mouvements pour ne pas se fatiguer inutilement. Parfois, pour se donner un peu de courage et rythmer la cadence du va-et-vient, on entonnait la litanie des scieurs de long : « de buyi de ruti, de buyi de ruti… ». « Du bouilli, du rôti, », c’est-à-dire un bon plat de viande qui, on peut le penser, remplacerait avantageusement la tranche de lard et la soupe du scieur, une soupe épaisse dans laquelle, selon la tradition, la cuillère devait « tenir piquée debout ».

Pour manier le passe-partout, mieux valait être solidement campé sur ses deux jambes et avoir « de la revanche ». En utilisant cette expression, j’ai le sentiment de faire, avec une certaine audace j’en conviens,  un double pas de côté. Dans l’espace d’abord parce je ne l’ai jamais entendue qu’à Auzet, petite village montagnard des Alpes de Haute-Provence auquel je suis particulièrement attaché (Cf. http://www.masdubarret.com/?p=1621). Dans le temps ensuite car cette expression est désormais circonscrite à de rares mémoires et pour tout dire absente de l’usage courant. « Avoir de la revanche » peut se traduire platement par « avoir de la marge ». Deux exemples suffiront à illustrer cette proposition. Il est impossible de crépir le nez écrasé contre le mur, tout simplement parce que l’on na pas assez de revanche. Et, pour avoir plus de revanche, il suffit parfois de réagencer légèrement le chargement d’une remorque afin de mieux serrer les liens qui l’arriment.

Manier le passe-partout supposait donc d’être dans de bonnes conditions d’efficacité. Ce n’était pas toujours le cas. Au début des années 1960 un certain Louis, agriculteur au hameau de Rossat à Saint-Vérand, abat un gros châtaignier sur la limite entre un de ses champs et le chemin communal dit « du Barret ». Une fois ébranché, le tronc, volumineux et très lourd, se trouve en équilibre au bord du talus qui surplombe d’un bon mètre le chemin. Impossible de le transporter tel quel ou de le débiter sur place. Il faut le partager dans le sens de la longueur à l’aide d’explosifs. Louis fait tout naturellement appel à Roger Burlet qui, après examen des lieux, juge l’opération possible en toute sécurité. Louis perce une rangée de trous sur toute la longueur de l’arbre, Roger les remplit avec un mélange « assez brisant de chlorate et de poudre d’aluminium », il allume la mèche et les deux compères se mettent à l’abri. Comme prévu, l’explosion est violente.

Revenus sur place pour constater le résultat de l’opération, un vrai succès pensent-ils, Louis et Roger sont sidérés. Le châtaignier n’est plus là. Le terrain est ravagé et une odeur de poudre brûlée les prend à la gorge. Ils retrouvent enfin l’arbre, partagé en deux comme prévu, mais enfoui dans les broussailles au fond de la Combe du Barret, à une bonne quinzaine de mètres de l’endroit où ils l’ont laissé. Compte tenu de la configuration des lieux, les deux demi-troncs ont traversé en diagonale non seulement le chemin du Barret, mais aussi un autre chemin qui le rejoint perpendiculairement pour desservir une maison voisine. Roger en a des sueurs froides. Quand à Louis, il constate, dépité, qu’il ne pourra jamais récupérer son bois de châtaigner !

Il faut croire que Louis n’est pas trop rancunier puisque quelques mois après l’incident  de la combe du Barret il confie à Roger Burlet une autre mission. Cette fois il s’agit d’arracher une énorme souche d’acacia qui, au moment où la mécanisation se développe à Saint-Vérand comme partout dans la région, s’avère considérablement gênante pour les travaux agricoles. Il n’est plus question de prendre des risques. La souche étant située non loin d’un carrefour, l’idéal serait de « barrer le chemin » en trois endroits différents, choisis de manière à délimiter une large zone de sécurité. Monsieur Boniface, garde-champêtre, accepte volontiers de venir prêter main forte à Louis et Roger. Alors que Louis opérera sur une branche du carrefour conduisant à un groupe d’habitations, il placera son AMI 6 Citroën de façon à interdire la circulation sur les deux autres branches.  Ainsi, deux barrages suffiront.

Roger Burlet vers 2010

En attendant le plus dur reste à faire. Avec une pelle, une pioche, un seau et beaucoup de sueur, Louis dégage la souche. Heureusement le terrain est facile à travailler. Bientôt apparaissent trois grosses racines partant presque à l’horizontale à faible profondeur. Un dernier effort permet d’aménager une petite cavité au-dessous de chacune d’elles. C’est là que Roger logera trois bouteilles remplies d’explosif. Il en placera une quatrième pile sous le centre de la souche et, avec un câble électrique, il reliera l’ensemble au poste de tir niché sous un arbre, à bonne distance. Tout est calculé pour que les quatre charges explosent en même temps et produisent une poussée verticale. Au jour et au moment prévu, il fait grand soleil. Chacun est à son poste. Roger procède aux derniers branchements et il attend le signal de M. Boniface, une série de coups de klaxon. 

A bout d’une dizaine d’interminables minutes le klaxon retentit. Roger déclenche l’explosion. C’est une terrible déflagration. La projection s’élève verticalement et, parvenue à une certaine hauteur, s’épanouit et retombe en parapluie. Le fracas laisse place à un grand silence tandis qu’une impressionnante colonne de fumée monte vers le ciel. Les trois protagonistes se précipitent vers l’emplacement de la souche. Ils ont l’impression de marcher dans du coton tant la terre est souple. Arrivés sur place, ils n’en croient pas leurs yeux. Je laisse Roger raconter la suite.

Félicien, « le Félicien » comme on disait familièrement, était le cantonnier de Saint-Vérand à une époque où creuser les fosses au cimetière faisait partie du métier. C’était un homme simple, agréable, connu de tous au village. Se déplaçant toujours à pied, la pelle et la pioche sur l’épaule, il ne ménageait pas ses efforts pour entretenir les chemins aux quatre coins de la commune. On ne serait jamais passé près de lui sans le saluer et échanger quelques-unes de ces phrases banales qui ponctuent les conversations quotidiennes. Félicien avait ce que les linguistes appellent un tic de langage. Quelle que soit la déclaration de son interlocuteur, il répondait invariablement « Tu l’as dit, tu l’as bien dit ». Rien de bien méchant mais la mémoire collective s’est appliquée à retenir ce détail… Toujours au début des années 1960, Félicien s’avise un jour de faire savoir au conseil municipal qu’il souhaiterait remplacer sa pelle et sa pioche usées. La demande ne rencontre pas un enthousiasme démesuré, bien au contraire. Pour convaincre ses collègues, l’un des adjoints au maire parfaitement averti de l’état des outils du cantonnier puisqu’il est l’artisan chargé de les entretenir, n’hésite pas à élever la voix : « On dépense un tas d’argent pour rien et aujourd’hui que c’est vraiment utile vous faites la fine bouche ! ». Des paroles qui font mouche puisque dès la semaine suivante Félicien arbore des outils flambant neufs. Je voudrais clore ce bien modeste témoignage avec des mots soufflés par Jacques Roux. Lorsque ce dernier perdit son père, Félicien, qui se trouvait à ses côtés sur la tombe du défunt, lui glissa : « Je lui ai fait un beau trou ». « L’une des phrases les plus émouvantes que j’ai jamais entendues » se souvient Jacques. Toute la vie d’un homme simple dans une phrase simple qui vaut bien des traités de philosophie.

Que faisait Félicien à un endroit où il n’aurait pas dû se trouver le jour de l’arrachage de la souche d’acacia à Rossat ? Il avait fini son travail au village à midi et, empruntant comme à son habitude un raccourci à travers bois et à travers champs, il rentrait chez lui. Personne ne l’avait remarqué car il cheminait discrètement dans un champ de maïs  dont une partie se trouvait dans le périmètre de sécurité. D’ailleurs, les premières rangées avaient été passablement bousculées par l’explosion. Félicien n’avait pas la moindre égratignure mais l’alerte avait été chaude : un projet d’arrachage important dans un hameau voisin fut immédiatement annulé.

L’ancêtre de la tronçonneuse, « version enfant » et «  »version adulte » (trouvailles de grenier au Barret)

NOTES

La photographie d’ouverture, prise par Christian Pevet à Saint-Vérand en mars 2023, rappelle le châtaignier dont le tronc fut explosé à Rossat au début des années 1960. Les autres clichés appartiennent à l’auteur.

Les mémorables réalisations pyrotechniques de Roger Burlet sont évoquées dans plusieurs publications (Cahiers 1, 3, Hors-série n° 1) de l’association Saint-Vérand Hier et Aujourd’hui (Mairie, 38160 Saint-Vérand). L’Almanach du Dauphiné 2023 (Éditions Arthéma) propose un article sur les pétards de la procession d’août 1954 à Notre-Dame des Champs (p. 79-80).