Le mas du Barret

Gainsbourg au piano

Par Jacques Roux

Un « nanar » ?

« Strip-Tease », on serait d’abord tenté de dire qu’il ne s’agit que d’un nanar, malgré le nom de son réalisateur : Jacques Poitrenaud (1922 – 2005). Poitrenaud fut l’assistant de Vadim et de Michel Boisrond et il hérita d’eux le goût des histoires bien troussées, agréables à suivre et à la logique accessible. La prise de tête intello et les drames qui ravagent le moral, pas son style ! Son domaine, c’était la comédie populaire, dont un des fleurons reste « Ce sacré grand-père » dans lequel il fit chanter entre deux rasades de vin rouge Michel Simon et… Serge Gainsbourg. Titre de la chanson : « L’herbe tendre » : « Pour faire de vieux os/Faut y aller mollo/Pas abuser de rien/Pas se casser le cul/Savoir se fendre/De quelques baisers tendres » … Tout un programme ! Que ces deux personnages hors du commun furent loin de mettre en pratique !

Poitrenaud et Gainsbourg complices

Poitrenaud fut aussi l’un des grands organisateurs de la profession cinématographique en France, créateur de « Perspectives du cinéma français » (1973), co-fondateur de la «  Société des auteurs, réalisateurs et producteurs » (1987), directeur de « Un certain regard » au festival de Cannes, de 1984 à 1994. Il est aussi à l’origine des « Rencontres cinématographiques de Beaune » en 1990. N’était Poitrenaud, donc, pour reprendre mon propos initial, on serait tenté de ranger « Strip Tease » dans la catégorie de ces films bouche-trous qu’on nommait un temps « films du samedi soir » (avant l’irruption des « boîtes » et autres discothèques qui offrent des divertissements autrement corsés). Et l’on aurait tort. A défaut de pouvoir visionner le film – il est peu rediffusé – on peut avec profit jeter un œil sur son générique.

Ou une boîte à trésor ?

Car ce générique se révèle comme une sorte de galerie de célébrités ou de personnalités appartenant aujourd’hui à notre histoire culturelle.

Gréco/Gainsbourg

La chanson qui illustre ce générique donne le ton d’entrée : elle est interprétée par madame Juliette Gréco elle-même ! A cette époque référence incontournable dans le monde de la chanson dite « de qualité » et en même temps « grand public », comme Piaf, ou chez les hommes : Montand. Chanson signée par qui ? Serge Gainsbourg, évidemment. Les années 60 pour Gainsbourg, on est encore loin du Gainsbarre final, sont une période d’une grande richesse, le style glisse insensiblement du jazzy (« Black trombone ») au pop rock, (« Requiem pour un twister ») avec des incursions joueuses vers les rythmes afro-cubains (« Mambo miam-miam » pour mémoire !), et elles lui permettront comme il le déclarera à Denise Glaser de « retourner sa veste » de compositeur catalogué « rive gauche » (sait-on encore dans les chaumières ce que cela veut dire ????) parce qu’elle était « doublée de vison » ! Toujours est-il que Juliette Gréco, quelques années avant son succès « Déshabillez-moi », se lance ici dans un « strip-tease » à la tonalité moins racoleuse, plus mélancolique et plus acide, un bijou de grand faiseur qui sait faire rimer « jarretière » et « chimère » et ne laisse au final que peu d’espoir à l’homme « un peu voyeur, un peu voyou » pour lequel la dame « se strip-tease »… Précisons qu’avant d’être confiée à Juliette Gréco la chanson fut enregistrée par la jeune vedette féminine du film, Krista Nico, je parlerai d’elle plus loin, mais la mélodie (restée trop proche de la chanson titre de « L’eau à la bouche » de Jacques Doniol-Valcroze – cf. « Gainsbook », p.119) fut revue par Gainsbourg et Gréco l’annexa sans hésiter.

Seconds rôles

On voit ensuite, dans ces « seconds rôles » charnus et bien souvent hilarants qui firent la richesse du cinéma français populaire d’après guerre (jusqu’aux années 70), les acteurs grandioses et décalés que sont Jean Tissier et Darry Cowl. Le premier en peintre dandy et décadent, sorte de Cocteau fêtard et fatigué, se reposant dans une boite de « strip » de ses efforts pour décorer « une chapelle dans le midi », pour laquelle il peindra sa maîtresse en sainte Marthe « sans le chapeau, mais avec l’auréole ».

Jean Tissier et sa compagne dans le film

Le second en émule autoritaire et décontracté d’Alain Bernardin le créateur du Crazy Horse (boîte parisienne de strip-tease, référence grand chic du genre). Et à ces deux irremplaçables héros du second rideau (ceux pour qui bizarrement on avait envie de revoir un film, ceux dont on n’oubliait ni les mimiques ni les réparties), il faut ajouter la piquante Dany Saval, étoile filante dont il faut se souvenir qu’elle fut charmeuse, drôle, irrévérencieuse, tour à tour garce et ingénue, sylphide sexy et naïve, à la voix haut perchée. Ici, en « Dodo Volupté » (sic), danseuse classique reconvertie en patronne de boîte à strip, elle encourage sa timide amie à sauter le pas : « sur la plage t’en montres à peu près autant, et à l’œil en plus ! » Que nos lecteurs se rassurent, la morale sera sauve. A la fin. 

Dany Saval Darry Cowl

L’icône

On redécouvre surtout en vedette principale et inattendue, dans le rôle d’une innocente jouvencelle tentée par les feux de la rampe et la vie facile (portée au générique sous le nom de Krista Nico), l’icône absolue des années 60/70 : Nico. Egérie d’Andy Warhol, chanteuse du premier opus du Velvet, dont le nom, le beau visage et la voix rauque résument à eux seuls la magie idéalisée de ces folles années : sexe, drogue et rock and roll. Actrice, chanteuse, auteur/compositeur, muse des plus grands noms, d’Andy Wahrol à Lou Reed, en passant par bien d’autres qui furent autant ses partenaires amoureux qu’artistiques. A quoi il faut ajouter un fils attribué par elle à celui qui embrasait les écrans de ce temps-là : Alain Delon. Qui ne reconnut jamais cette paternité bien que sa propre mère se soit chargée d’élever l’enfant (dont le visage adolescent rappelle étrangement, mais cela ne nous regarde pas comme le répétaient les Inconnus, celui du héros de « Plein soleil »). La mort tragique de Nico au soleil d’Ibiza ne fit que renforcer sa légende, chantée entre autres, et superbement, par Marianne Faithfull (« Song for Nico »).

On peine dans « Strip Tease », devant ce beau visage innocent de très jeune fille (à la diction encore maladroite et un peu terne, peut-être pour corriger un accent trop prononcé) à imaginer la star underground dont l’Histoire nous a légué la mémoire. Elle s’initie dans ce film, pudiquement précisons-le, à l’art de l’effeuillage censé lui apporter l’argent et la popularité qu’elle désespère d’obtenir par le biais de la danse (le film nous la présente d’abord répétant assidument et, bien que qualifiée pour un rôle, évincée parce qu’un mécène avait une petite amie à caser). Elle décidera cependant, après moult aventures dans lesquelles sa pudeur et ses sentiments sont mis à rude épreuve, de revenir à la rigueur et à la modestie de cet art difficile entre tous, la danse, puisqu’il exige l’implication de son propre corps dans la réalisation du Beau que tout artiste cherche à atteindre. Message un rien moralisateur chargé d’encourager la rigoureuse Commission de censure des années De Gaulle à tolérer les quelques seins nus entrevus (rappelons qu’on ne lésinait jamais sur une interdiction pure et simple, ainsi en mars 1966 celle de l’austère film « La religieuse » de Jacques Rivette).

Nico au temps du Velvet

Krista Nico dans Strip-Tease avec Joe Turner et Gainsbourg

Entre pianistes

Au générique encore, Serge Gainsbourg cette fois comme compositeur et pas seulement de la chanson initiale. Il signe ici une musique très jazz, arrangée et orchestrée par André Goraguer, et des ambiances musicales variées et dansantes pour les scènes de cabaret (cf. encore une fois le précieux ouvrage « Gainsbook »). Il faut noter que Gainsbourg n’a jamais délaissé le jazz, de son tout premier album (« Du jazz dans le ravin ») au tout dernier, celui qu’il préparait quand la mort le saisit en 1991. Poitrenaud qui était un homme fidèle en amitiés et qui l’avait fait jouer dans « Voulez-vous danser avec moi ? » (il était l’assistant de Michel Boisrond) une petite crapule assez veule et détestable lui offre cette fois l’occasion d’apparaître dans un rôle plus sympathiquement proche de sa personnalité. Le voici donc pianiste de bar, ce qu’il fut longtemps, succédant à son père. Il apparaît – c’est un rôle muet – comme le complice et éventuellement suppléant d’une autre des stars méconnues de ce film : le pianiste de jazz Joe Turner. Dans une brève séquence, que notre photographie de titre illustre, il prend sa place au moment où Joe Turner s’absente pour parler avec la petite Nico dont on comprend qu’il est à la fois le confident, le protecteur et le guide. Plus loin dans le film, ce sont les photographies que nous voyons ci-dessus et ci-dessous, ils jouent tous deux à quatre mains, avec une complicité évidente. Joe Turner est connu pour un disque d’anthologie, enregistré aux côtés de Slam Stewart et Jo Jones, et il a laissé sa marque aux nuits parisiennes des années 60, Paris étant devenu son havre de paix. Peut-être fuyait-il l’Amérique raciste, peut-être aussi cherchait-il à se protéger de la vie vagabonde et souvent déjantée des musiciens de jazz de ces années-là, passant d’un continent à l’autre au gré des festivals et des invitations (parfois trompeuses). La solitude, la drogue, on connaît la vie emblématique de Charlie Parker.… Joe Turner était une sorte de gentleman paisible et posé, le film sur ce plan montre assez bien quelle personne il était : distant et proche à la fois, généreux… Et totalement investi dans la musique : « Tu ne viens plus écouter mon piano !» reproche-t-il à Nico lorsqu’elle s’est laissée prendre aux pièges que la vie lui tendait.

Joe Turner et Gainsbourg Piano à quatre mains

Le cinéma n’a souvent pas d’autre objectif que nous distraire. C’était sans aucun doute le cas de ce film jouant, avec le peu de latitude laissée par la rigoureuse pudibonderie gaullienne, du petit frisson de permissivité qu’apportait la mode du strip-tease. Mais, en fixant sur pellicule les visages, les lieux, les manières d’être, sans le vouloir, le plus anodin des films se transforme en témoin. Un témoin qui peut se révéler cruel, parce que, ce qu’il saisit et fige, c’est un fragment du temps, une sorte d’enclave, d’ilot, conservant malgré lui les traces visibles de mondes engloutis à jamais, lieux, personnes, situations, mentalités… Mais, dans ce cimetière capharnaüm, il lui arrive d’isoler, et sauver ainsi de l’oubli, ce que le futur aura été amené à considérer comme des pépites précieuses. Il s’offre alors comme ces vieux cartons qu’on retrouve dans un grenier et qui déversent dans notre présent, comme si elles lui appartenaient, des plages entières d’un passé qu’on avait cru perdu, sans rien à quoi on puisse le raccrocher. Le carton ouvert tout nous séduit, tout nous émeut, tout nous fascine.

« Strip-Tease » est loin d’être une « grande œuvre », mais lorsqu’on ouvre le carton….